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Avant de partir, Raphaël m'a montré une chose étrange. De l'intérieur de sa chemise, il a tiré une feuille de papier qu'il a dépliée, et sur laquelle était inscrit le dessin que je reproduis ici :

« Tu vois, m'a-t-il dit pour répondre à mon inquiétude, moi aussi je voyage avec une carte. Ce n'est pas une carte de la terre, c'est un morceau de ciel que j'ai choisi, et que j'ai dessiné pour toi. »

Ensuite il a relevé la manche de sa chemise pour me montrer son poignet gauche. J'ai vu sur la peau brune sept brûlures qui représentaient le même dessin. « Je l'ai fait avec un clou chauffé au rouge. Pour ne pas me perdre. »

Il y avait dans son regard une fureur tranquille. Je me souviens qu'à cet instant j'ai ressenti un vide, et mes oreilles ont tinté, parce que je venais de comprendre la folie des habitants de Campos et de leur Conseiller, tout ce qui les condamnait aux yeux des gens ordinaires et qui les chassait de la Vallée.

Je reviens à Orandino comme à l'endroit le plus vivant de la Vallée.

La lagune n'est pas très grande. En hiver, à la saison sèche, l'eau est d'un bleu profond. Le soir, les hirondelles volent si bas que leurs ailes frôlent la surface en faisant naître des frissons. Elles cueillent au passage une gorgée d'eau, peut-être un insecte.

Au début, les Parachutistes s'étaient installés au bord de la lagune, sur toute la rive, pour profiter de l'eau et aller un peu à la pêche aux grenouilles. Et puis un jour, j'ai remarqué une palissade sur la rive sud. Quelque temps après les bulldozers sont venus détruire une cinquantaine de masures, et araser le terrain. Il paraît que c'est un projet financé par les nombreuses banques de la Vallée, pour créer un lotissement de luxe, avec des jardins, une piscine à ciel ouvert et un parcours de golf. Ça s'appellera Orandino, tout simplement.

Le naguatlato Uacus qui habite non loin m'a expliqué le montage de l'affaire : ce sont les avocats et les notaires de la Vallée qui se sont associés pour emprunter aux banques.

L'avocat Aranzas a apporté sa caution : les Parachutistes sont pour la plupart à son service. Il est probable qu'ils ne se sont pas installés au bord du lac par hasard. Le terrain appartenait à la dernière survivante d'une des grandes familles de la Vallée, une vieille fille du nom d'Antonina Escalante. En les envoyant sur ces terres, Aranzas préparait l'ordre d'expropriation, en vertu des lois révolutionnaires qui octroient les lopins inoccupés aux paysans sans terre. Il ne restait plus qu'à racheter leurs lots, contre un petit pécule qu'ils ne pouvaient pas refuser.

De l'autre côté du lac, la situation restait inchangée. La cabane de la grand-mère de Lili était toujours là. J'ai frappé à la porte ouverte, et je suis entré. Dans la cuisine, j'ai aperçu la forme noire de Doña Tilla, assise sur sa petite chaise d'enfant, pareille à une sorcière.

Elle n'a pas bronché quand je suis entré. Sur son visage couleur de vieux cuir, ses yeux faisaient deux taches vitreuses. Comme souvent les aveugles, la vieille n'a peur de rien. Elle a senti ma présence, mais elle n'a pas fait un geste.

À un moment, elle a crié d'une voix désagréable : « Qui est-ce ? » Puis : « Allez-vous-en ! »

J'aurais dû essayer de l'amadouer, lui apporter une bouteille de soda, des gaufrettes. J'aurais attendu Lili.

Mais Lili ne viendra pas aujourd'hui. Beto, un des gosses qui m'espionne chaque fois que je rends visite à Lili, un garçon indien au visage ingrat en lame de couteau, me dit que le Terrible l'a emmenée dans son auto hier soir. Chez Jorge, je lui achète des bonbons pour qu'il les partage avec les autres gosses du quartier. Peut-être qu'il va plutôt les cacher quelque part, dans un coin, en hauteur pour que les chiens ne les emportent pas.

La ville des Parachutistes s'étend sur plusieurs kilomètres, le long du canal d'irrigation. Personne ne s'y aventure, pas même un anthropologue en quête d'un sujet. Ces gens n'existent pas vraiment. Ce sont des fantômes.

Dans la journée, je n'y croise presque personne. Les chemins de terre sont bombardés, la boue n'y sèche pas, même lorsqu'il ne pleut pas. L'eau du canal s'infiltre dans la terre noirâtre, l'imprègne de son odeur.

J'ai fait connaissance avec quelques gosses du canal, Firmin qui habite la maison voisine de celle de Doña Tilla. Beto, Fulo, et quelques autres dont j'ai oublié les noms. Ils sont agressifs et méchants, mais ils se sont habitués à me voir, ou peut-être à recevoir des bonbons et des chiclés.

Ici, la plupart des enfants travaillent Les camions les ramassent avec les femmes, au petit matin, et les emmènent aux champs de fraisiers. Pendant la saison de la cueillette, beaucoup accompagnent leur mère aux usines d'emballage et de congélation, à la sortie de la ville, sur la route de Carapan, de Yurecuaro. Les usines ont des noms qui résonnent bien. J'aurais pu les mentionner dans ma conférence. Elles s'appellent El Duero, Azteca, Rio Frio, Cornucopia Co. Elles font partie de l'ARCEF, l'Association Régionale de Congélation et d'Exportation de Fraises.

De grands châteaux de ciment gris, entourés de parkings où gire en permanence un ballet de semi-remorques, et qu'un des économistes de l'Emporio a comparés aimablement à des ruches. En effet, les usines vrombissent à cause des compresseurs qui fabriquent nuit et jour de la glace.

J'ai voulu visiter une des usines, mais je n'ai pas pu. Un gardien armé, vêtu d'un uniforme gris, m'a expliqué que c'était interdit pour des raisons d'hygiène. Il m'a raconté les sas munis de souffleries pour écarter les mouches, les rayons ultraviolets pour tuer les microbes. En même temps, je pensais aux gamins en guenilles qui franchissent chaque matin ces portes. Les douche-t-on avant de les envoyer équeuter les fraises ? J'ai eu l'impression que le gardien se moquait de moi. Je devais en effet ressembler à une grosse mouche curieuse qui allait bom-biner aux oreilles des administrateurs. Peut-être qu'ils avaient lu El Imperialismo fresa d'Ernest Feder, et qu'ils n'avaient pas aimé.

Dans la boutique de Don Jorge, j'attends le retour des camions.

Don Jorge, l'épicier, est un homme d'une cinquantaine d'années qui bavarde volontiers. Il m'a déjà raconté plusieurs fois sa vie de l'autre côté, quand il était cheminot à Détroit, État du Michigan. Il boîte, parce qu'un rail lui est tombé sur le pied et lui a sectionné quatre orteils. Mais il considère que cet accident a été une bénédiction du ciel, car la compagnie de chemin de fer lui verse depuis ce jour une petite pension, avec laquelle il a pu acheter son épicerie. Il m'a montré sa carte mica, sa carte de sécurité sociale, et son permis de conduire. Sur la photo plastifiée, il n'est pas « Don » Jorge. Il est sombre, le visage barré par une épaisse moustache, il a l'air de n'importe quel immigrant venu du Sud. J'ai pu lire sa date de naissance, octobre 1938. Il avait cinq ans quand le volcan Paricutín a poussé dans un champ, du côté d'Angahuan. Mais il ne se souvient de rien.

Vers trois heures de l'après-midi, les camions arrivent. La route du canal est défoncée, étroite, les camions n'entrent pas. Ils font demi-tour sur un terre-plein, à l'entrée du lotissement des Huertas, devant la tortillería.

D'un seul coup le quartier se remplit. Des groupes de femmes, habillées de haillons poussiéreux, pantalons et sneakers sous les jupes informes, têtes enveloppées dans de vieux linges. Elles parlent fort, elles rient. Derrière elles marchent des enfants, en haillons aussi, visages brûlés par le soleil. Ils portent des sacs en plastique qui contiennent des fraises grapillées dans les champs. Ils ne rient pas, ne parlent pas. Le soleil qui a brûlé leurs visages a aussi brûlé leurs langues.