C'est l'heure où Don Jorge fait des affaires.
Je suis un peu en retrait, dans un angle de la boutique, en train de boire mon soda à petites gorgées, je regarde les femmes qui défilent. Des vieilles drapées dans leurs châles bleus poussiéreux, des jeunes accompagnées d'enfants pieds nus dans des galoches, ou chaussés de baskets trop grandes lacées avec des ficelles. Elles achètent pour deux sous de bonbons, de biscuits, des cigarettes à l'unité. Jorge leur sert à la louche du Kulay (du Cool-Aid) rosâtre dans des sacs en plastique qu'elles vont téter dehors.
Je fume une cigarette au soleil, devant la boutique, quand je suis abordé par deux petits enfants, un garçon et une fille, âgés de cinq et sept ans, tout sales, morveux, en guenilles. Ils s'appellent Adam et Eve. Ils ont des visages non pas indiens comme les autres gosses du quartier des Parachutistes, mais clairs, avec des cheveux blonds et des yeux verts. Ils viennent des Altos du Jalisco, de Teocaltiche. Ils mendient, la petite fille a une voix geignarde.
Je les connais. Je les ai déjà vus chez Don Chivas, un dimanche après-midi. Nous bavardions, je crois que Dahlia était là elle aussi. On a sonné à la porte, la bonne est allée ouvrir, et tout à coup se sont présentés devant nous ces deux petits pauvres, serrés l'un contre l'autre, avec leurs tignasses emmêlées, leurs yeux enrhumés, ils grimaçaient au soleil en se haussant sur la pointe des pieds pour regarder à l'intérieur de ce palais. La fillette tirait son petit frère par la manche de sa chemise, et lui d'une main essayait de retenir son pantalon qui tombait sur ses fesses.
« Qu'est-ce qu'ils veulent ? » a demandé Don Chivas.
Et la fillette avec la même voix nasillarde qu'une élève en train de réciter sa leçon : « … si vous pouvez nous donner des fruits pour l'amour de Dieu… »
Elle avait sans doute aperçu la corbeille de fruits restée sur la table, encore pleine de pommes rouges et de raisin autour desquels bourdonnaient des guêpes. Don Chivas s'est détourné d'un air ennuyé, il a dit à la bonne : « Donne-leur un sac en plastique pour qu'ils ramassent les goyaves et les mangues tombées par terre dans le jardin, et donne-leur aussi le pain rassis. »
Je n'ai pas oublié cette anecdote.
À présent Adam et Eve étaient arrêtés devant la boutique de Don Jorge, la petite psalmodiait quelque chose d'inintelligible, sans même tendre la main. Des sous, de quoi manger.
Je suis allé dans la boutique acheter quelques chewing-gums du « Tigre », des marshmallows rances, que Don Jorge a mis dans un sac. Quand j'ai donné le tout à Eve, elle n'était pas sûre de pouvoir le garder, même le sac en plastique rose l'intimidait. Puis elle a tourné les talons, elle est partie en serrant le sac sur sa poitrine, elle marchait trop vite et Adam la suivait en geignardant, en trottinant, avec son pantalon qui dégringolait.
J'ai attendu encore un peu. J'espérais que malgré tout Lili reviendrait pour voir sa grand-mère. Ma Lili au visage d'enfant, au corps de femme, à la vie perdue.
Je pensais à son portrait avec le Terrible, elle et son regard extatique, comme si elle avait bu et fumé, et le maquereau coiffé d'un chapeau de cow-boy, avec sa peau grêlée, et son air de général d'opérette, dans le jardin Atlas où autrefois les soldats du Christ-Roi avaient fusillé les fédéraux.
Dans les cahutes, le long du canal, jusqu'au mur d'Orandino, les femmes préparaient le repas, et les fumées qui montaient des braseros répandaient une odeur mélangée de cuisine et de pétrole. Le soleil éclairait les toits de tôle. Cela avait un air de fête et en même temps de solitude, je ressentais le poids du temps, comme si la terre était en train de basculer et poussait tout ce qui existait vers l'abîme de l'horizon bordé de volcans. Je ne sais pas pourquoi, je me suis souvenu de ce que Raphaël avait dit, dans la bibliothèque : Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure.
J'ai marché jusqu'au pont de planches qui traverse le canal, la frontière des riches des Huertas, et j'ai pénétré dans le lotissement par une brèche dans le grillage, là où étaient passés Adam et Eve.
Dahlia était à l'orangeraie de l'Emporio pour le café de midi. Elle était assise timidement à un bout de la table rectangulaire, les yeux baissés. Depuis qu'elle habitait avec Hector et Fabio chez Don Chivas, je ne la voyais plus. Elle avait l'air malheureux. Elle était pâle, Mexico et sa chape de soufre avaient terni l'éclat de sa créolitude. A côté de Bertha et de son mari, elle paraissait une enfant.
S'étaient retrouvés là les historiens et sociologues, et même le naguatlato Juan Uacus, pour célébrer Thomas Moises. Les anthropologues s'étaient abstenus. Le bruit courait qu'ils étaient en train de comploter pour prendre le pouvoir à l'Emporio.
Seuls de leur équipe, Ariana Luz était là, avec Garci Lazaro. Le bruit courait aussi qu'Ariana était le point faible de Thomas Moises, qu'il s'était amouraché d'elle, et qu'elle le suivait comme son ombre pour mieux le trahir. Elle était l'« oreille » de la faction des anthropologues, elle leur rapportait tout ce qui était susceptible de nourrir leur funeste projet.
La présence à l'Emporio du révolutionnaire Hector Gomez devait être pour eux une aubaine. Quand Don Thomas avait officiellement invité le Salvadorien à participer à un séminaire d'histoire contemporaine, Guillermo et sa bande avaient compris que le moment était venu d'agir. Ils avaient écrit un rapport au ministère de l'Éducation, et monté un dossier secret, avec l'appui des notables.
Hector était assis à côté de Thomas Moises, avec l'Indien Angel un peu en retrait derrière lui. Il fumait son cigare d'un air détaché, les yeux mi-clos, sans écouter ce qui se disait. Don Thomas a annoncé la conférence du vendredi, qui s'intitulerait simplement : « Révolutions ». Sans perdre son expression d'indifférence, Hector a parlé de ce qu'il avait vécu au Salvador, de la mort de Monseigneur Romero, des révoltes étudiantes et de la répression.
Quand il a eu fini de parler, c'est Garci qui a lancé son attaque. De sa voix grinçante, avec son accent un peu manière de Castillan, mais ses yeux bleu-vert globuleux jetant un éclat venimeux :
« Hector, je t'ai entendu parler de Monseigneur Romero. Est-ce qu'il n'était pas un terroriste ? » Il a dit cela doucement, dans un instant où la conversation était en suspens, où chacun avait le nez dans sa tasse de café.
Tous les regards étaient tournés vers Hector, même Don Thomas restait coi, la tasse à mi-chemin de la bouche. J'ai vu dans les yeux de Dahlia une étincelle fiévreuse, indignée. J'ai remarqué que ses lèvres tremblaient.
« Tu dois avoir honte de ce que tu viens de dire, Garci. »
Elle s'est levée, les mains à plat sur la table, pour mieux parler. Elle s'adressait à Garci, à lui seul. Elle a continué :
« Je ne sais pas si tu dis cela parce que tu es ignorant de l'histoire du Salvador, ou si c'est pour avoir l'air intelligent en te faisant l'écho de ceux qui ont assassiné l'évêque Oscar Arnulfo Romero, la voix des sans-voix, l'homme qui parlait pour ceux que l'Église aurait dû protéger. Les oubliés, ceux que les riches et les puissants traitent en ennemis. »
Elle s'est interrompue, dans un silence impressionnant, et chacun de nous restait en arrêt, en attendant la réplique qui allait venir. Dahlia était debout, tous les regards braqués sur elle. Elle était très belle à cet instant, dramatique, une actrice sur la scène.
« Voilà plus de dix ans que Monseigneur Romero a été assassiné pendant qu'il disait une messe pour les cancéreux dans l'église de la Médaille-Miraculeuse, et ceux qui l'ont tué sont les mêmes qui accusaient le Christ, ce sont les militaires, les émissaires de la CIA envoyés par Ronald Reagan. Et ce que tu dis quand tu parles de terroriste, tu dois savoir que Monseigneur Romero avait pardonné à ses assassins avant même qu'ils le tuent, et chaque dimanche dans la cathédrale de San Salvador les gens venaient l'écouter parce qu'il était leur lumière, à travers le monde entier les médias transmettaient ses paroles, et le gouvernement devait chaque fois le contredire, et nous n'avons pas besoin de chercher ceux qui l'ont tué, ceux qui ont été les auteurs intellectuels de ce crime, parce qu'ils l'ont dit et répété, si Monseigneur Romero continuait à prêcher, ils ne pourraient plus garantir sa sécurité. Et dans l'église des cancéreux, il l'a dit à ceux qui voulaient le tuer, nous sommes un même peuple, les pauvres sont nos frères et nos sœurs, il leur a rappelé la parole de Dieu, tu ne tueras pas, le soldat doit désobéir aux ordres et déposer les armes, il a dit ses derniers mots ce jour-là, au nom de Dieu, au nom du peuple qui souffre et qui en appelle au ciel, je vous demande, je vous supplie, je vous ordonne, cessez la répression ! »