Dahlia s'est arrêtée, les yeux brillants, les cheveux bouclés en bataille, et tout d'un coup, dans le silence qui s'est ensuivi, il s'est passé cette chose incroyable, dans l'orangeraie de l'Emporio, dans la chaleur de midi, les applaudissements ont fusé, Hector et l'Indien d'abord, puis tout le monde, à l'exception de Garci et d'Ariana, et Dahlia est restée debout, son visage empourpré, belle comme une icône.
Et nous avions l'impression que Monseigneur Romero était présent parmi nous, qu'il avait parlé pour eux aussi, pour les Parachutistes du canal, pour les femmes et les enfants courbés chaque jour sur les champs de fraisiers, enfermés dans les usines de congélation.
Je crois qu'à cet instant tous, à un degré plus ou moins grand, nous étions amoureux de Dahlia. Même Garci devait être troublé, parce qu'il a été le premier à se lever en toussant et à s'en aller, et Ariana ne l'a pas suivi. Don Thomas est resté avec Dahlia. C'était la première fois qu'il la voyait réellement, non plus l'étudiante un peu fofolle dont tous les garçons parlaient entre eux, cette jolie créole aux yeux de velours, mais une vraie femme, intelligente, passionnée, qui savait tenir tête, qui avait quelque chose à dire.
Quand je me suis approché, j'ai entendu qu'il la questionnait sur Porto Rico, elle lui parlait des problèmes sociaux, des femmes battues et abandonnées, de la drogue, du sida qui faisait des ravages dans les quartiers populaires de San Juan. J'ai cru comprendre que Don Thomas voulait l'intégrer dans l'équipe des chercheurs, lui offrait de faire une conférence du vendredi sur son pays. Il disait une banalité, du genre : « … personne ne sait ce que c'est que Porto Rico, ils croient que c'est une île où on boit du rhum et où on danse la salsa. »
Dahlia était au centre d'un petit groupe, Menendez, Rosa la secrétaire, Hector et Angel, et bien sûr Don Chivas et Bertha que son discours avait enthousiasmés.
Elle riait, elle était radieuse, elle avait oublié toute la noirceur de sa vie. Je me suis dit qu'elle avait peut-être enfin trouvé sa place.
Don Thomas se tenait un peu à l'écart, les mains dans les poches de sa guayabera bleu ciel, la tête penchée de côté, un sourire paternel sur son visage, avec son ventre rond, ses cheveux noirs à mèches grises qui lui donnaient l'air d'un pandit débonnaire.
L'Emporio connaissait ce bref répit dans la bataille pour le pouvoir. Don Thomas l'ignorait, ou ne voulait pas le savoir : il était trahi par la plupart de ceux qui l'entouraient, comme l'avait été Monseigneur Romero. Il savourait sans doute ses derniers instants de paix, le bonheur d'un échange intellectuel, quand un révolutionnaire, son homme de main et son ex-femme pasionaria pouvaient se rencontrer librement dans l'entrepôt de la pensée et du savoir, au cœur d'un des États les plus traditionalistes de l'Union mexicaine.
Pourtant, j'ai ressenti une vague nausée, un malaise, à l'idée que tout cela n'était qu'un jeu, une pantomime sans plus de conséquence que les discussions d'étudiants, le soir, dans les cafés de la ville, et les rencontres mondaines dans la tour de Menendez à la colline des anthropologues.
J'attendais la soirée. Dans quelques minutes, quelques heures, les quatre par quatre et les SUV des planteurs de fraisiers allaient sortir de terre, un long serpent de métal qui enserrerait la ville au bruit de ses moteurs et de ses klaxons, aux coups de ses basses décuplées par les haut-parleurs, dont un des appendices avancerait le long des jardins de la Zone, et l'autre glisserait pour se perdre sur la route des volcans. Sans personne pour penser aux filles, à Lili de la lagune, prisonnières de leurs tauliers. C'était irrésistible.
J'ai laissé l'Emporio et je me suis plongé dans la ville encore endormie au soleil.
Je passe mes jours et une partie de mes nuits dans le quartier d'Orandino. Au fur et à mesure qu'approche la date du départ pour le Tepalcatepec, mon impatience grandit. Il me semble que c'est là-bas, dans cette ligne droite imaginaire que j'ai tracée à travers les montagnes et les vallées que je trouverai la raison de ma venue dans ce pays. La solution d'une énigme, aussi difficile à saisir que les secrets inavouables qui se cachent derrière les hauts murs des jardins de la Zone de tolérance, où Lili est séquestrée par le Terrible. J'ai pensé porter plainte à la police, écrire un article pour La Jornada. Je n'en ai pas eu le courage. Je suis un étranger.
Chaque matin, à l'aube, je suis sur la route de terre que parcourent les camions des planteurs de fraisiers. Sur les plates-formes débâchées, j'entrevois les formes humaines, enveloppées dans des toiles à sac pour s'abriter du froid et de la poussière.
Chaque matin, je vais rendre visite à Doña Tilla. J'espère contre toute vraisemblance que Lili sera de retour. Battue, humiliée, mais libre. Prête pour son grand départ.
La maison est sombre et froide.
Doña Tilla est recroquevillée au fond de son alcôve, à côté du lit. J'ai l'impression qu'elle ne dort jamais. Elle ressemble à une vieille araignée, rendue lente et inoffensive par le froid.
J'entre sans faire de bruit, mais elle devine ma présence, elle sent ma chaleur, mon odeur. Elle crie de sa voix hargneuse : « Qui est-ce ? » Je n'ai jamais dit mon nom, j'imagine qu'elle ne s'en souviendrait pas. Je dis : « L'ami de Liliana. » Je dépose mes offrandes sur ses genoux, les biscuits à la guimauve qu'elle aime, du pain sucré, du chocolat noir. Doña Tilla ne remercie pas. Elle ne dit pas un mot, elle ne me demande jamais pourquoi je viens, ce que je cherche. Elle reste assise sur sa petite chaise, ses vieilles mains noircies posées sur son giron, pour retenir mes cadeaux dans son tablier. Ses jambes sont striées de veines noueuses, ses pieds aux ongles en griffes sont à moitié enfilés dans des tongs.
Je lui parle un peu, d'une voix monotone, je ne suis pas sûr qu'elle comprenne ma langue. Je lui parle de Lili, de sa vie quand elle était petite, à Oaxaca, de son père qui la battait, de son espoir d'aller vivre ailleurs, dans un endroit où elle serait libre.
Quand je m'éloigne, et que je reste devant la maison à fumer, je l'entends qui grommelle entre ses dents, une litanie d'insultes, chingada, chingada vaina, hembra, perra. Ou bien je l'entends se lever, fourrager dans la cuisine. Elle utilise un seau pour ses besoins, derrière un rideau. Elle grignote quelques biscuits, qu'elle trempe dans un verre avant de les écraser entre ses gencives édentées. Parfois elle marche jusqu'à la porte de la maison en tirant sa chaise. Elle fait quelques pas dehors au soleil, en s'appuyant sur un manche à balai en guise de canne. À la lumière, ses cheveux très longs, gris, épais, luisent comme une crinière. Elle ressemble à une très ancienne statue sortie de la chambre d'un temple.
Elle s'assoit, toute petite et très droite, les yeux fermés à cause de la lumière, sans lâcher son manche à balai. Indifférente, hautaine.