C'est elle qui a recueilli Lili quand elle fuyait son père. C'était il y a longtemps. Puis les Parachutistes sont arrivés, ont pris possession d'Orandino. Et Doña Tilla a sombré petit à petit dans la folie sénile. De temps à autre, elle entrouvre les paupières et je rencontre son regard troublé par la cataracte. Il me semble qu'elle veut me dire quelque chose que je ne comprends pas.
À Orandino tous la craignent et la respectent, sauf les enfants qui entrent dans sa cabane pour lui chiper des biscuits. Les femmes du quartier lui apportent à manger chaque soir, du riz et du bouillon. Lili paye une petite fille voisine pour qu'elle balaye le matin et vide son seau dans le canal. Il paraît qu'un jour une femme a apporté son enfant tombé du haut d'un arbre, déjà raidi par la mort, et Doña Tilla a massé sa fontanelle, a soufflé sur sa bouche, et l'enfant est ressuscité et a pleuré.
Je monte vers la décharge. C'est à la sortie de la Vallée, passé la colline des anthropologues, sur la route des volcans. C'est le domaine des enfants des Parachutistes.
Les gens de la Vallée qui vont passer un week-end au bord de mer, ou pique-niquer dans le parc naturel des volcans avec leurs enfants, roulent devant la montagne de détritus sans s'arrêter. Sauf, parfois, pour jeter un sac-poubelle, ou lâcher un objet encombrant dont les bennes des éboueurs n'ont pas voulu. Même dans ce cas, ils ne s'arrêtent pas. Leurs camionnettes ralentissent sur le bas-côté, ils poussent l'objet au pied de la montagne, puis ils s'en vont à toute vitesse en remontant les glaces, à cause de l'odeur et des mouches.
Beto, au visage d'Indien. C'est lui qui m'a emmené la première fois au dépotoir. Il y va chaque jour, à la recherche de quelque chose qu'il pourra revendre. Au bas de la route, dans un tournant, un marché s'est installé, tenu par un vieux qui ressemble à un soldat de la révolution, somnolant sous un toit de tôle. C'est lui qui achète et qui vend. Les gosses lui apportent un pneu de camion déjanté, une plaque de fer rouillé, des bidons de plastique, des pots de verre ébréchés, du fil électrique, des robinets, de vieux cartons.
Il me regarde passer sans surprise. Depuis longtemps, le monde se résume pour lui à ce tournant de la route où il s'est arrêté, aux camions qui montent en s'essoufflant la côte des volcans, à la montagne d'immondices dont le méthane brûle jour et nuit. Au-delà, peut-être que pour lui il n'y a rien, seulement un grand fossé circulaire où tombent les humains après leur mort.
Beto est loin devant. Il a commencé à escalader la décharge. Au-dessus de nous, le ciel est bleu vif. Le vent froid chasse la fumée, mais elle tourbillonne et revient, elle souffle une haleine empestée. Au bout du chemin que les bennes des éboueurs ont tracé, les détritus récents forment une sorte de barrage, une moraine. C'est là que la plupart des gosses s'activent. Ils sont une vingtaine, peut-être davantage, semblables à de petits insectes noirs. Ils cherchent des restes de nourriture, des tortillas séchées, des paquets de pain Bimbo moisi, pour revendre aux porcheries. D'autres sont plus haut, pour découvrir un pneu abandonné, du carton ou du cuivre. Ils fouillent à mains nues, ou bien avec un bâton à clous qui forme crochet.
Autour d'eux la montagne fume. Non pas d'une seule gueule à la façon d'un volcan, mais comme si un incendie l'avait parcourue, et que la braise par moments se rallumait. Des colonnes de fumée légère, acre, jaune, qui s'enroulent dans le ciel clair.
L'air est silencieux, le soleil brûle. Il n'y a pas d'oiseaux, pas d'insectes, seulement ces mouches plates qui se plaquent sur le visage, sur les mains. J'ai perdu de vue Beto. Je reste au bord de la moraine, au bout du chemin que les bennes ont creusé dans les ordures. De l'autre côté, là où le vieux soldat a installé son étal, les sacs volants se sont accrochés aux branches des arbres, aux bras des cactus.
Ce soir-là, quand je suis allé à la bibliothèque de l'Emporio, l'étudiante Tina m'a donné une grande enveloppe sur laquelle j'ai reconnu l'écriture en caractère d'imprimerie de Raphaël Zacharie. Elle contenait plusieurs feuillets, qui racontaient la suite de l'
HISTOIRE DE RAPHAËL
« J'ai aimé tout de suite Campos, même si au début c'était difficile.
« J'avais tellement de choses à apprendre sur ma nouvelle vie. Je devais oublier tout ce que j'avais connu à Rivière-du-Loup, l'école des pères, les prières avant la classe, la messe de six heures, la confession obligatoire. Après la mort de ma mère, mon père a commencé à boire, et moi j'étais toujours en colère, je n'écoutais personne, je refusais les règles. Quand mon père a décidé de m'emmener au Mexique, je pensais que je ne reviendrais jamais. Ma grand-mère m'a aidé à préparer une valise, elle m'a accompagné jusqu'à la station wagon et elle a fait des signes avec son mouchoir quand la voiture a démarré, je me souviens de la route qui défilait en arrière, en emportant les petites maisons blanches, les arbres rougis par l'automne. Nous avons roulé pendant des jours, et puis l'auto est tombée en panne quelque part, dans un pays où il neigeait. Nous avons laissé la voiture au bord de la route, et nous avons continué vers le sud, à travers des plaines. Nous avons passé la frontière du Mexique dans un petit village, je me souviens du nom, Palomas, parce que mon père m'a dit que ça voulait dire les Colombes. Nous avons voyagé dans les cars, nous dormions dans les gares, ou dans les jardins publics, il faisait toujours beau. Quand nous sommes arrivés à Campos, les souvenirs de ma vie s'effaçaient déjà. C'est ça que mon père voulait, que j'oublie ma mère, son visage couleur de cire sur l'oreiller de l'hôpital, ses mains glacées. Que j'oublie ma grand-mère innue et tous ceux de ma famille, qu'ils deviennent étrangers. Mon père lui-même était devenu un étranger. »
« À Campos, nous sommes occupés tout le temps. Oodham m'a montré ce qu'il faut faire, ne pas faire. Au début, je ne l'écoutais pas, je ne le regardais pas. Ensuite j'ai accepté qu'il soit mon tuteur.
« À Campos, tout est différent.
« Par exemple, il n'y a pas de W-C modernes. Les garçons urinent dans les champs, les filles vont dans des abris de branches. Pour chier, c'est le soir, quand la nuit vient. Les garçons font cela à plusieurs, dans une tranchée qu'ils recouvrent ensuite avec un peu de terre. Après, tu te laves avec de l'eau du puits, ou tu te torches avec une poignée de feuilles de cotonnier. Ce sont de grands arbres qui poussent au bord du ruisseau. C'est là que tu te baignes le soir, dans l'eau froide du ruisseau. Et quand le ruisseau est à sec, en hiver, tu te laves à la pompe du réservoir. Les filles ont un endroit plus haut, au pied de la colline, un grand bassin en pierre au milieu des arbres.
« Au début, je ne savais pas comment faire avec les filles. C'est Oodham qui m'a montré. Un soir, après le travail, il m'a emmené près du bassin des filles, et nous nous sommes approchés sans faire de bruit. Elles étaient en train de se baigner. Une douzaine de filles, certaines grandes, d'autres encore des bébés. Le ciel était clair, même sans la lune, on voyait leurs corps lisses et luisants. Elles s'étaient accroupies dans l'eau, là où le ruisseau cascade dans le bassin, elles s'aspergeaient en riant, elles plongeaient leurs cheveux dans l'eau. Elles avaient posé leurs habits en tas sur la berge.
« Oodham s'est mis à ramper dans les broussailles, et je l'ai suivi de même. Nous étions vautrés dans la terre, les branches des arbustes griffaient nos jambes et nos visages, mais nous ne sentions rien. Nous retenions notre respiration, pour ne pas faire de bruit À un moment, une des filles nous a entendus, elle a dit quelque chose et les autres se sont mises à rire. Oodham est amoureux d'une des filles, une grande de quinze ans avec des cheveux blonds qui s'appelle Yazzie. Elle a une sœur un peu plus jeune, très brune, qui s'appelle Mara. Le Conseiller les appelle ses filleules, parce que c'est sa mère qui les lui a confiées. Yazzie s'est doutée de quelque chose. Elle est sortie du bain, elle a marché dans notre direction pour essayer de nous apercevoir. Dans la nuit son corps brillait d'une lumière bleue, je voyais pour la première fois une fille nue, ses seins, l'ombre sur son pubis, les arcs de ses côtes saillantes. J'ai eu peur qu'elle nous découvre, et je suis parti en courant à travers les broussailles. J'ai entendu Yazzie qui criait, elle nous lançait des pierres au hasard.