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HISTOIRE DE JADI

« C'est lui qui est venu pour la première fois à Campos, c'est lui qui a créé notre communauté. Sans lui, rien de ce qui se trouve ici n'existerait. Sans doute nous-mêmes ne serions pas devenus ce que nous sommes. C'est pour cela qu'il est notre Conseiller.

« Quelqu'un l'a raconté à mon père, et lui me l'a raconté ensuite. Comment Jadi était né à Konawa, chez les Indiens choctaws, près de la Canadian River. Sa mère était de la nation diné, et son père français, et c'est pourquoi il s'appelait Anthony Martin. Quand il était enfant, son père a abandonné sa mère, il est retourné vivre en France avec une autre femme, dans la ville de Bordeaux. Anthony a été élevé par sa mère dans la réserve, à Gallup, en Arizona. Et parce qu'il courait vite, sa mère l'avait surnommé Jadi, ce qui veut dire antilope dans la langue diné. Plus tard, sa mère est retournée à Konawa, mais lui a décidé de voir le monde. Il a travaillé un peu partout, dans les plantations d'orangers en Californie, dans les mines d'uranium en Arizona. En même temps, il se saoulait et vivait avec des femmes, et la famille de sa mère l'a renié à cause de sa mauvaise conduite.

« Quand il a eu dix-huit ans, les États-Unis étaient en guerre contre le Japon, et Jadi s'est engagé dans l'infanterie de marine. Il s'est battu dans l'océan Pacifique, sur toutes les îles, à Guam, à Wake, à Okinawa. Puis il est resté plusieurs mois sur une île déserte à Hahashima, il s'était caché là sans savoir que la guerre était finie.

« Il était devenu fou. L'armée l'a enfermé dans un hôpital militaire, avec d'autres hommes que la guerre avait cassés. Certains avaient perdu leurs jambes ou leurs bras, d'autres comme Jadi avaient perdu la tête. Toutes les nuits il voyait les ennemis qu'il avait tués, les corps brûlés dans les grottes, les cadavres des hommes et des femmes que les oiseaux de mer mangeaient sur les plages. Au Japon, deux avions de l'armée américaine avaient laissé tomber des bombes, et dans les villes des milliers de gens étaient morts, hommes, femmes et enfants, et d'autres mouraient lentement à cause du poison que contenaient les bombes. Quand il avait appris cela, Jadi avait pleuré. Les médecins lui donnaient des médicaments pour le faire dormir et Jadi a compris qu'il allait mourir. Il a jeté les pilules et il s'est échappé, il est allé se cacher dans la montagne, où il n'y a que la nature et les bêtes sauvages. Mon père dit qu'au nord, près de la frontière avec le Canada, les parcs sont si grands qu'on peut marcher pendant des jours sans rencontrer une personne. Jadi a vécu dans les montagnes pendant une année entière. Il dormait dans des grottes, il prenait les lapins au piège, il chassait les cerfs avec un épieu pendant des jours sans s'arrêter, jusqu'à ce que l'animal se couche de fatigue et attende la mort. Au bout d'une année de vie dans la montagne, Jadi a reçu une vision. Dieu lui est apparu dans un rêve et lui a dit : Maintenant, tu peux rentrer chez toi. Alors il a pris le chemin de Konawa, il s'est marié, et il a travaillé chez un agent d'assurances. Il a eu des enfants, il a mené une vie tranquille. Il a construit sa maison dans la campagne, il a élevé des abeilles, et sa femme vendait le miel dans les magasins. C'est ainsi qu'il a appris à parler aux abeilles. Il a étudié aussi l'astronomie, les mathématiques, et toutes ces choses qu'il nous montre ici sur la vie et sur l'univers. Et puis il y a eu un drame, sa femme est morte dans un accident d'auto. Il a dit adieu à sa famille, il a dit qu'il reviendrait un jour. Il a dit qu'il devait accomplir d'autres tâches avant de mourir. Il a dit qu'il avait d'autres enfants dans le monde, et qu'il devait s'en occuper, et tout le monde a cru que c'était sa folie qui revenait. Mais il est parti quand même, vers le sud, et il s'est arrêté ici, parce que l'endroit lui a plu, et qu'il pouvait louer un grand terrain pour construire un village. C'est ainsi qu'il a créé Campos, pour accueillir les gens qui se sont perdus. Mais il dit qu'un jour il retournera à Konawa là où sa femme est enterrée. Il dit qu'il retournera là-bas pour mourir. Voilà, c'est l'histoire d'Anthony Martin, notre Conseiller. Et maintenant nous savons que le moment où il doit partir est proche. Nous ne savons pas ce que nous devons faire. Peut-être que nous devons partir, nous aussi, chacun doit retourner vers le lieu d'où il est venu.

« Il nous l'a dit, rien ne peut durer. Il n'y a que les étoiles qui restent les mêmes. Nous devons penser à notre départ. Campos n'est pas à nous, il n'appartient à personne. Il nous l'a dit aussi : “Un jour vous ouvrirez la porte en grand et vous partirez sur les routes.”

« Au début, je ne comprenais pas. Je pensais qu'il était notre maître. Un jour, je lui ai dit : “Maître”, comme aux pères de Rivière-du-Loup. Il m'a regardé avec colère, je n'avais jamais vu cette expression sur son visage. Il m'a dit : “Ne m'appelle plus jamais Maître.”

« Il a pris une vieille casserole et un maillet de bois, et il m'a conduit jusqu'en haut du camp, là où se trouvent les ruches. Il est monté sur un rocher et il a commencé à tambouriner sur la casserole avec le maillet, en tournant lentement sur lui-même.

« Et j'ai vu une chose que je n'avais jamais vue, une chose à laquelle je ne pouvais pas croire. De tous les coins, les abeilles sont venues, elles formaient des rivières noires qui coulaient du haut de la montagne. Elles ont tourné autour de Jadi, et lui frappait sur la casserole, il faisait un roulement très doux. Les abeilles tournaient, j'entendais le bruissement de leurs milliers d'ailes, un bourdonnement aigu qui me faisait frissonner. Je regardais sans oser bouger. Les abeilles se sont posées sur lui, les unes après les autres, sur ses épaules, sur sa poitrine, sur ses mains, pendant qu'il continuait à tambouriner sur la casserole, plus lentement, comme s'il les enchantait À la fin elles l'ont recouvert entièrement, et il a cessé de frapper sur la casserole, mais j'ai entendu qu'il bourdonnait lui aussi, avec sa gorge, il leur parlait, il disait a-hmm, a-hmm, et il ressemblait à un arbre avec son écorce sombre, sa peau bougeait sous le mouvement des milliers de pattes et d'ailes, un arbre avec ses bras étendus. Et il a jeté au loin la casserole et le maillet, et les abeilles marchaient sur son visage, sur ses paupières, sur sa bouche. Il est resté longtemps immobile, et je le regardais. Puis les abeilles sont reparties, lentement, par petits paquets, comme une fumée qui s'échappe. Quand les dernières sont parties, Jadi est descendu du rocher. Je devais avoir l'air stupide, parce qu'il m'a regardé en riant. Il m'a montré son secret, la reine des abeilles qu'il avait cachée dans la poche de sa chemise. Nous sommes redescendus vers le village. Après cela, j'ai compris qu'il ne fallait pas croire seulement ses yeux. Et qu'il n'y avait pas de maître, même pour les abeilles. »

« Il est notre Conseiller. Mais il ne veut pas nous enseigner. Il ne veut pas nous montrer le chemin avec des mots. Il veut que nous comprenions de nous-mêmes, par l'exemple de la vie.

« C'est lui qui nous dit de regarder le ciel. Quand il n'y a pas de nuages, il nous demande de veiller avec lui pour regarder les étoiles. »

« La première fois que j'ai regardé le ciel, c'était à mon arrivée à Campos. Il faisait froid, le vent avait nettoyé le ciel, c'était la lune noire. Ici, on ne prévoit rien. Ce n'est pas comme pour les gens de la ville, un soir c'est la fête et le lendemain on travaille. À Campos, quand le ciel est clair, on sait que ce sera pour ce soir. On le dit de l'un à l'autre : c'est cette nuit, pour regarder les étoiles.

« Mon père marchait à côté de moi, mais c'est Jadi qui me tenait par la main. Nous sommes allés en haut du village, là où se trouve le réservoir. Nous sommes arrivés à la place, devant la maison commune, et dans la pénombre j'ai vu tous les enfants déjà assis par terre, certains avec leurs parents.