Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux.
C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, longtemps après, où le hasard m'a réuni avec
le jeune homme le plus étrange
que j'aie jamais rencontré
Je voyageais à travers l'Ouest mexicain, dans un car qui allait du port de Manzanillo vers la ville de Colima. L'autocar était bondé quand je suis monté à bord, et je suis allé droit jusqu'au fond, vers la seule place libre. Je n'ai pas fait tout de suite attention à mon voisin, mais l'autocar a commencé à rouler et il a ouvert la vitre à glissière à cause de la chaleur. Il m'a touché le bras pour me demander par signe si le vent me gênait. Comme je lui répondais qu'au contraire cela me faisait du bien, il a esquissé un petit sourire puis il a regardé par la fenêtre. Un instant après, il s'est tourné à nouveau vers moi pour me dire son nom : « Raphaël Zacharie. » Je me suis présenté : « Daniel Sillitoe », et je lui ai tendu la main. Le garçon a hésité avant de la prendre, et au lieu de la serrer il s'est contenté de toucher le bout de mes doigts d'un geste rapide. À part nos noms, pas un mot n'avait été prononcé. C'est alors que je me suis aperçu de l'étrangeté de mon voisin de route. Pour ne plus avoir à y revenir, je vais faire brièvement son portrait.
Un garçon de seize ou dix-sept ans, vêtu très proprement d'un pantalon de toile bleu et d'une chemise de sport à manches courtes d'un blanc un peu terne. Ses cheveux bruns étaient coupés très court, très drus et hérissés comme les poils d'un porc-épic. Mais son visage sombre était rond et doux, avec des traits d'Indien, un nez fin, des pommettes larges, des yeux noirs en amande dépourvus de cils et de sourcils. J'ai remarqué aussi une absence de lobe à son oreille.
Lorsque nous avons échangé nos noms, j'ai été surpris par son expression, assez inhabituelle pour quelqu'un d'aussi jeune. Il avait un visage plutôt grave, et en même temps ouvert et sans aucune timidité, un air de franchise audacieuse qui allait peut-être jusqu'à la naïveté. J'ai perçu tout cela d'un coup, juste par l'échange de nos regards et par cet étrange effleurement de nos mains. Puis le garçon se tourna de nouveau vers la fenêtre et le début du voyage se déroula sans que nous nous occupions l'un de l'autre.
Mon compagnon semblait d'ailleurs plus intéressé par le paysage que par ce qui se passait dans le car. Il restait penché vers la fenêtre, les yeux plissés à cause du vent et de la poussière, à regarder défiler les rues de la ville, les gens sur les trottoirs. L'autocar faisait ronfler son moteur, et de temps en temps un éclat de klaxon résonnait contre les murs des immeubles.
Après la ville de Tecoman, traversée dans un nuage de poussière et de bruit, l'autocar a commencé à rouler dans une gorge qui remonte le cours desséché du fleuve Armeria. Puis il a monté les pentes volcaniques.
J'étais à l'arrière, assis sur les roues, et je pouvais ressentir le moindre cahot, la moindre crevasse sur l'asphalte. Dans les virages, je devais m'agripper à la poignée du siège de devant pour ne pas être éjecté dans l'allée ou tomber lourdement sur mon voisin de droite. Le garçon, lui, ne semblait pas s'en apercevoir. Il continuait à regarder le paysage désertique qui défilait à toute vitesse, à travers la vitre qu'il avait maintenant presque entièrement refermée et qui teintait de vert tout ce qu'il regardait.
J'avais du mal à imaginer ce qu'il pouvait ressentir à regarder ce paysage monotone. Dans le car, les passagers s'étaient assoupis, on aurait dit qu'ils avaient fait un concours pour savoir qui s'endormirait en premier. La plupart étaient des paysans de la région, du Jalisco ou du Michoacán, endimanchés, reconnaissables à leurs chapeaux de paille ornés de pompons, et à leurs chemises guayoberas empesées. Il y avait aussi des voyageurs de plus loin, des étudiants de Guadalajara ou de Mexico venus passer un week-end sur les plages de Manzanillo ou de Barra de Navidad, fatigués par le soleil et les nuits blanches.
Dans l'habitacle l'air était surchauffé, rendu acre par la poussière et les gaz d'échappement. Cela sentait une odeur humaine aussi, une odeur de sueur rance, mais ce n'était pas le plus désagréable.
Un peu plus tard, Raphaël m'a adressé la parole, pour me montrer sa montre-bracelet, une chose criarde avec un cadran bleu métal, du genre de celles qu'on vend à la sauvette aux abords des marchés. Le bracelet était en métal aussi, fait de chaînons dorés. Le garçon m'a parlé en espagnol, avec un accent un peu germanique. « Je l'ai achetée à Manzanillo, m'a-t-il expliqué. C'est ma première montre. » J'ai dit un peu bêtement, parce que je ne savais pas quoi répondre, comme à un enfant : « Elle est belle. C'est une montre à pile ou à ressort ? »
Raphaël m'a regardé d'un air un peu condescendant.
Tu sais, là où je vais, il n'y a rien d'électrique. Elle est à ressort » (il a utilisé l'espagnol de cuerda). « Tu as raison, ai-je dit. C'est mieux. La mienne aussi est à ressort. » J'ai sorti de la poche de mon pantalon le vieil oignon qui a appartenu à mon père, le seul souvenir que j'ai de lui. « Tu vois, elle est vieille, elle retarde tout le temps, mais je l'aime. »
Raphaël a examiné ma montre très attentivement Ensuite il me l'a rendue et il m'a demandé : « Que signifie “Junghans” ? — C'est sa marque. C'est une montre qui a été fabriquée en Allemagne, avant la guerre. » Raphaël a réfléchi un instant. « Pourquoi vient-elle de là-bas ? Tu as habité en Allemagne ? » Il a ajouté : « Elle est belle, comme beaucoup de choses très vieilles. » J'ai dit : « C'est mon père, avant la guerre il était en Allemagne, et puis quand la guerre a été déclarée il est allé en France. »
Raphaël s'est détourné. Il a regardé par la fenêtre, j'ai pensé que j'avais cessé de l'intéresser. Puis, un long moment après, il m'a parlé à nouveau. Il m'a posé des questions sur mon père, ce qu'il faisait. Je lui ai dit que mon père était mort pendant la guerre, quand j'étais un bébé, et que je ne me souvenais pas de lui. C'était pour simplifier. Je ne pouvais pas lui dire que mon père avait disparu, que je n'avais jamais su ce qu'il était devenu. « Et ta mère ? » J'ai hésité avant de lui dire : « Elle est vieille, je crois qu'elle n'a plus envie de vivre, elle va devoir aller dans une maison avec d'autres vieux, elle ne sait plus qui elle est. »
Raphaël me regardait sans comprendre. « Tu dis des choses curieuses. Comment est-ce qu'on ne peut plus avoir envie de vivre ? » Il a ajouté : « Chez nous, les gens me sont pas très vieux, mais ils ont envie de vivre. Ils ne pensent pas à aller dans une maison avec d'autres vieux, ils espèrent rester tout le temps avec nous. »
J'ai demandé : « C'est où, chez toi ? » Il n'a pas répondu tout de suite. Puis il m'a dit, et c'est la première fois que j'ai entendu ce nom : « Cela s'appelle Campos. »
Nous sommes restés un long moment sans rien nous dire. Le paysage catastrophique de la sierra volcanique transversale lançait des éclairs blancs à travers la glace teintée. En contrebas, j'ai aperçu en un coup d'œil le lit du fleuve Armeria, puis le car a commencé à rouler dans une plaine monotone, poudreuse, et je pensais au décor des livres de Rulfo, à Comala pareille à une plaque de fer chauffée à blanc par le soleil, où les humains sont les seules ombres vivantes.