« Au début, on entend du bruit, des rires, des voix. Puis, petit à petit, au fur et à mesure que la nuit arrive, le silence se fait. Tous les feux sont éteints, toutes les lampes. Il n'y a pas une lumière, sauf du côté de la ville, une grande tache rose qui est en suspens.
« Il fait froid, parce qu'il n'y a rien entre la terre et le ciel. J'entends le moindre bruit, les cigales qui crissent dans les cotonniers, l'eau du ruisseau, le vent, le souffle des respirations. Mon père et Jadi sont assis, et moi je suis couché face au ciel. Personne ne parle. De temps à autre, un chuchotement, un enfant qui interroge, mais plutôt une chanson brève et ça s'arrête. Je crois que c'est la première fois que je regarde le ciel. Je me souviens, à Rivière-du-Loup, en été, avec d'autres garçons, nous restions couchés dans un pré à guetter les étoiles niantes. Mon père ne m'a jamais parlé des étoiles. Je n'ai jamais vraiment regardé le ciel avant ce soir. Je suis allongé sur la terre, les yeux grands ouverts, je bois la nuit.
« Jadi nous explique le ciel. Il dit que notre peau est pareille à la pellicule des appareils photo, et que si nous pouvions rester assez longtemps immobiles, les dessins des étoiles se marqueraient sur nos corps et nos visages et qu'ils ne s'effaceraient jamais. Il dit que les anciens, autrefois, peignaient sur leur visage les chemins d'étoiles, et que les garçons portaient tatouées sur leur poignet les sept étoiles de la Poussinière, qu'on appelle aussi les Pléiades.
« Il nous dit aussi que ce sont les étoiles les plus importantes, et chaque année, au mois de décembre, nous restons éveillés une partie de la nuit pour les voir passer au zénith et redescendre vers l'ouest.
« La première fois que je les ai regardées, j'étais fier parce que j'avais pu voir les sept points, et que le Conseiller m'avait dit que très peu de gens parvenaient à voir la septième étoile, et c'est pourquoi les Arabes l'avaient appelée l'Épreuve. Il m'avait dit le nom des autres : “La plus brillante, en haut, à gauche, c'est Atlas, le père. Les autres sont ses filles, Alcyone, Astérope, Célaeno, Électra, Maia, Mérope. Mais tu ne peux pas voir Electra, il faut un télescope.” J'avais scruté longtemps le ciel en imaginant que je pourrais voir Electra. A la fin j'avais la tête qui tournait. Jadi m'a consolé : “Moi aussi, quand j'avais ton âge, je pouvais les apercevoir toutes. Maintenant je porte un nuage dans mes yeux, c'est à peine si je peux distinguer la tache claire qu'elles font dans le ciel, et même pour cela je dois regarder avec le côté de l'œil.”
« Personne ne m'avait parlé ainsi du ciel. Maintenant, chaque fois que le ciel est dégagé, et la lune noire, j'attends la nuit avec impatience pour me coucher sur la terre et me laisser aller dans les astres.
« Le ciel bouge tout le temps, il n'est jamais semblable d'une nuit à l'autre. Nous regardons marcher les étoiles. Près de la longue trace de la Galaxie, à l'endroit où, vers le nord, elle forme un creux, je guette d'un côté Polaris, de l'autre Algol, le loup. La famille des sept filles remonte le long du serpent d'étoiles, en fuyant Aldébaran, elle glisse sur un radeau le long de la rive, au large d'une voile en triangle. En septembre, après les pluies, nous attendons l'arrivée des étoiles filantes. Et le grand cerf-volant qui traverse lentement la Voie lactée, en route sur le vent du nord.
« Je voulais en savoir plus. J'espérais les nuits d'observation. J'allais voir Jadi, je lui disais : “Est-ce pour ce soir ?” Il souriait de mon empressement. Il disait : “Le ciel est pour nous aussi important que la terre, mais il ne doit pas être plus important.” Sans doute pensait-il que je pouvais m'isoler dans cette contemplation, perdre tout contact avec le réel. Le ciel est une récompense pour celui qui donne ses forces à la terre, non seulement à la terre, mais à toutes les créatures. Jadi voyait que je n'avais pas assez de relations avec les autres habitants de Campos, avec les garçons de mon âge. Je ne parlais plus à Oodham. Cette façon qu'il avait d'espionner les filles à leur bain, son obsession pour Yazzie, que le Conseiller appelle Coton-maïs à cause de la couleur de ses cheveux. Tout cela me paraissait puéril, inutile.
« Jadi me voyait partir le matin travailler aux champs avec ma bêche, pour planter le maïs, pour épierrer. J'allais dans la partie la plus haute, à l'écart des autres. J'étais renfermé, je prenais mes repas seul, non loin de la colline, assis sur une pierre, à manger mon pain. Un jour, alors que je passais devant lui, il m'a arrêté et il a soulevé la manche de ma chemise, et il a vu sur mon poignet le dessin des sept étoiles que j'ai fait avec un clou chauffe au rouge. Il m'a grondé : “Tu ne dois pas prendre pour une vérité ce que je t'ai raconté, c'est une histoire d'un autre temps, d'un autre peuple.” Il a fabriqué une pâte avec de l'argile et il l'a étendue sur les brûlures. Mais les marques ne sont pas parties.
« C'est la seule fois que j'ai vu Jadi en colère. Après, il n'a plus voulu me parler des étoiles. Les nuits claires, quand tout le monde allait regarder le ciel, il se retirait dans sa maison en haut du village. C'est Hoatu qui a pris sa place.
« Pour me punir, les jours qui précédaient, il me donnait à accomplir des tâches particulièrement fatigantes, nettoyer les chemins et la place à la machette, laver au ruisseau les instruments de cuisine. Et le soir, je m'endormais avant même que les étoiles n'apparaissent.
« Un jour, il m'a expliqué : “Tu tires de la vanité à connaître le ciel, et tu ne te connais pas toi-même. Tu peux voir les sept étoiles de la Poussinière, tu les marques sur ton poignet. Sais-tu qu'il y en a plus de quatre cents visibles avec une simple lunette, et des milliers avec un bon télescope ? Elles te paraissent liées comme une famille, mais sais-tu qu'elles sont à des centaines d'années-lumière les unes des autres, et que si tu pouvais vivre plus longtemps qu'une vie humaine, la vie d'un arbre, par exemple, tu les verrais se séparer, changer de place, changer de figure ? Ce n'est pas le savoir que tu dois chercher, mais tout au contraire l'oubli.”
« Une autre fois, Jadi s'est moqué de moi : “Tu es un enfant, Raphaël. Tu regardes le ciel, tu cherches les étoiles et tu ne vois pas la nuit.” Je ne comprenais pas, alors il a dit : “Même si tu pouvais distinguer des milliers, des millions d'étoiles avec un télescope, ce qui est le plus grand, le plus vrai dans le ciel, c'est le noir, le vide.”
« Pourtant, un peu après, Jadi m'a apporté un grand papier tel que je n'en avais jamais vu, souple et léger où on voyait les fibres en transparence, chaque feuille cousue à l'autre pour former une nappe blanche. Il l'a étalée sur la terre, en la calant avec des pierres pour que le vent ne l'emporte pas. Sur la feuille étaient marqués au crayon des points noirs, reliés par des lignes droites, ou par des paraboles. Par endroits, je voyais des inscriptions dans une écriture que je ne connaissais pas. Il m'a dit : “C'est la carte du ciel au-dessus de nous, à Campos, du début à la fin de l'année.” Jadi m'a donné un crayon de charpentier. Il a dit : “J'ai commencé cette carte il y a longtemps, quand je suis arrivé ici. Maintenant, mes yeux sont faibles, et c'est à toi que je demande de continuer.” J'ai montré les caractères étranges qui figuraient à côté des dessins des constellations. “Je ne sais pas ce que cela signifie.” Jadi a eu un sourire. Il a dit : “C'est elmen, l'écriture des astres. Je te l'enseignerai.”
« C'est ainsi que je suis devenu le dessinateur du ciel.
« Pour toi j'écris le nom de notre langue :
« Je te dirai davantage sur ce sujet plus tard. A présent, je voudrais te parler de
NOTRE JARDIN