« Quand Anthony Martin, notre Conseiller, s'est installé à Campos, il n'y avait rien qu'une montagne de cailloux et de grands terrains couverts de ronces et d'herbes, là où les jésuites avaient autrefois leurs plantations de maïs. Il y avait aussi les grands arbres, les goyaviers, les manguiers, et des grenadiers, des papayers redevenus sauvages. Jadi ne connaissait rien aux plantes, aux herbes médicinales, aux parfums. Il m'a dit un jour : “Je suis né chasseur, je ne connais que le désert, les plaines d'herbes où courent les antilopes. Je n'ai pas reçu à ma naissance les secrets des racines, des écorces et des fleurs. Les hommes de mon peuple se croyaient éternels.”
« C'est une Indienne de la montagne, appelée Marikua, qui a fait notre jardin, avec un homme d'Haïti nommé Sangor, de son vrai nom Gibson Sanglé. Avant de venir ici, Sangor était médecin au dispensaire de la Croix-Rouge dans la Vallée. Il devait être envoyé dans un autre pays, mais il a préféré rester, il s'est installé à Campos avec Marikua. Ce sont eux qui ont apporté toutes les plantes qui nous soignent. »
« Ils ont choisi la pente qui se trouve en bas du village, près de la tour d'observation. Ils ont préparé la terre avec du fumier de cheval, ils ont planté dans la partie basse les légumes, les haricots, les tomates. Au milieu ils ont mis les plantes à décoction et à parfum, le thym, l'anis, la sauge, la citronnelle, et en haut, près du mur en ruine de l'église, ils ont fait pousser les espèces rares, les ipomées, les digitales, les sensitives. Dans l'ombre des ruines, les plantes timides, la menthe, la gentiane, le datura, les plantes à teinture, les orchidées et les cat-deyas qui se vendent au marché. Un peu plus loin, sur les pierres, l'escabiosa pour les yeux, répinard amer, la quinine créole pour la fièvre. Sangor connaît les plantes qui guérissent les morsures de serpent et les piqûres de scorpion, le gaïac, le bois de vie pour calmer les rhumatismes, la liane aux fleurs blanches pour baigner le corps, la mère du cacao pour sécher les démangeaisons, la coriandre pour rafraîchir les enfants fiévreux, le tamarin pour purger. Marikua connaît d'autres médecines, la véronique, la casse puante, le basilic, le calebassier pour les jointures, le gingembre doré, la fibre de coco pour tuer le nerf des dents malades, la papaye pour les maux d'estomac, l'achiote pour calmer les piqûres d'insectes, les feuilles de patchouli pour parfumer son corps avant l'amour. »
« C'est Marikua qui nous a apporté Nurhité[1]. Je t'ai déjà parlé d'elle. Sangor l'appelle Notre Déesse, parce qu'elle est la plante qui nous réconforte et nous fait vivre. Quand Jadi et Sangor sont arrivés à Campos, ils l'ont goûtée pour la première fois. Marikua leur a fait connaître Nurhité, c'est un secret des Indiens de la montagne. Ce sont des feuilles vert sombre, un peu dentelées, qu'ils cueillent dans des ravins, là où personne ne marche.
« Nurhité est sauvage, on ne peut pas la planter ni la semer. Elle pousse librement, là où elle veut, et si on essaye de la déplacer elle meurt Chaque semaine, les jeunes gens des villages indiens vont la cueillir dans la montagne. Lorsque Marikua s'est installée à Campos avec Sangor, elle a montré aux jeunes garçons et aux jeunes filles les endroits secrets, du côté de La Cantera, de Tarecuato, au pied d'une montagne qui s'appelle Tzintzunhuato, la montagne des colibris. Ils vont cueillir les feuilles surtout en hiver, après les pluies, quand la plante est belle et forte et qu'elle peut donner ses branches. Je suis allé avec eux.
« Nous prenons l'autocar pour Los Reyes, nous descendons au grand virage, à l'endroit où on voit le pic du Tancitaro enneigé au-dessus de la forêt de pins. Nous marchons pendant une demi-journée, jusqu'à midi, et nous campons au pied de la montagne des colibris, sous les pins, sans faire de feu pour ne pas attirer l'attention. C'est une région dangereuse, les habitants des villages indiens nous ont prévenus que les trafiquants de drogue circulent dans la montagne.
« Au lever du jour, nous allons chacun de notre côté dans les ravins pour cueillir les feuilles, remplir nos sacs. Nous allons très loin dans la montagne. Nous avons appris à reconnaître tous les endroits, et aussi les oiseaux, les perdrix, les geais bleus, les aigles et les vautours. Toute la journée nous cueillons les feuilles, et le soir nous dormons serrés les uns contre les autres pour ne pas sentir le froid. Chaque nuit nous entendons crier une chouette et nous avons peur. Mais nous n'avons jamais vu d'oiseaux-mouches, seulement de grands papillons noir et jaune qui s'accrochent aux pins.
« Une fois, nous avons entendu les porteurs de drogue. Ce sont les geais bleus qui ont donné l'alerte. Nous nous sommes cachés dans les buissons, sans bouger. Ils sont passés tout près, j'ai vu leurs fusils, et les sacs de corde dans lesquels ils portent la cocaïne. Ils viennent des Terres chaudes, ils apportent la drogue à la Vallée, et plus loin, à Guadalajara, à Mexico. Marikua dit qu'ils tuent tous ceux qu'ils rencontrent, et qu'ils violent les femmes. Quand nous avons peur, ou quand nous sommes fatigués, nous mettons des guirlandes de feuilles de nurhité sur nos têtes, et nous sentons que la déesse nous protège.
« Au retour à Campos, c'est la fête. Tout le monde nous attend. Marikua nous prépare le kamata nurhité, l'atole de nurhité, avec le maïs en poudre, c'est à la fois doux et amer, c'est fort comme la montagne où vit la plante. Nous buvons et nous nous allongeons à l'ombre dans les maisons pour dormir jusqu'au soir. »
Raphaël a ajouté un post-scriptum, une page sur laquelle il avait marqué
ELMEN
« Au début, notre langue n'existait pas. Elle s'est faite petit à petit, avec les nouveaux arrivants. Tous ceux qui viennent à Campos sont au bout de la route, ils n'ont pas d'autre endroit où aller. Même Efrain savait qu'ici la police ne pourrait pas le retrouver. Seuls Sangor et Marikua habitaient dans la Vallée avant même que Jadi ne vienne. Au commencement, chacun parlait sa langue, l'espagnol, l'anglais, ou le français. C'est étrange, parce que, dès qu'ils entrent dans Campos, ils apprennent à parler la langue des autres, et ils oublient la leur. C'est comme cela qu'elmen est apparu. Je ne sais pas qui a trouvé ce nom. On m'a raconté qu'autrefois, au temps des jésuites, vivait à Campos un homme qui avait nommé l'endroit Armen, ou Almen, ce qui signifiait pierre dans sa langue, parce qu'il n'y avait que des pierres ici. Et le nom est resté.
« Dans elmen, chacun parle comme il veut, comme cela lui vient, en changeant les mots, ou bien en se servant des mots des autres. Ce qui est particulier, c'est que cette langue ne sert pas seulement à parler, mais à chanter, à crier, ou à jouer avec les sons. Parfois tu as simplement envie de faire des sons, pour rire, pour imiter. Tu changes l'ordre des mots, tu transformes les sons, tu ajoutes des parcelles d'autres mots à l'intérieur, ou tu imites les accents, mais aussi le bruit de la pluie, du vent, du tonnerre, le cri des oiseaux, la voix des chiens qui chantent la nuit Quelquefois aussi tu cherches à renverser les phrases, ou bien tu mets ensemble tous les sons qui se ressemblent, ou encore tu retournes les mots, et l'autre cherche à deviner ce que tu as dit. C'est un jeu. Quand nous sortons de Campos, nous parlons elmen entre nous, nous savons que personne ne peut comprendre. Dans la Vallée, les gens nous entendent, ils croient que nous sommes fous. Un jour, j'étais au marché avec Oodham, quelqu'un nous a arrêtés et nous a dit : “Je parlais comme vous quand j'étais un bébé.” « C'est cela la langue de Campos. »
« L'ÉGARÉ »
c'est le nom que Jadi avait donné à Efrain Corvo, quand il est arrivé à Campos, je n'ai jamais vraiment compris pourquoi, peut-être à cause de The Estranged One, un livre qu'il avait aimé. Il est arrivé quand l'étoile Sirius, le chien de chasse, était encore caché par le soleil, et qu'il ajoutait sa fièvre à la chaleur, avant les pluies. Pour cela j'ai pensé qu'il était un chasseur.