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« Il était un fugitif, affamé et épuisé, et le Conseiller l'a accueilli et lui a dit qu'il pouvait rester pour reprendre des forces avant de continuer sa route. Il venait du Brésil, il avait marché sur les routes, et traversé les marécages et les forêts, sans papiers, sans argent, en mangeant comme il pouvait, en couchant dehors. Il était grand et maigre, la peau brûlée par le soleil, ses habits en lambeaux, et Jadi lui a donné des vêtements propres et des sandales. Il ne parlait pas notre langue, seulement le portugais, qu'il mélangeait à l'anglais et à l'espagnol. Il s'est installé à Campos, comme s'il ne devait plus en partir.

« Au début, j'aimais bien lui parler. Il me rappelait quand nous avions fui vers le sud, mon père et moi. Il racontait que les Indiens de la forêt l'avaient hébergé pendant des mois, sur une rivière appelée Chucunaque.

Il avait cherché de l'or et des huacas. Il avait travaillé dans une scierie, comme mon père. Il avait chassé le jaguar pour vendre les peaux. Il nous racontait tout cela en mimant, et il terminait toujours par les mêmes mots, moitié portugais, moitié espagnol : a barcosh, a caballosh, pour dire qu'il s'était enfui. La police le recherchait, mais il ne donnait pas la raison. Il disait qu'il y avait une récompense, mille dollars pour sa tête.

« Nous aimions bien l'écouter. Il nous a appris à fumer des cigarettes, même si cela ne plaisait pas au Conseiller. Il avait un couteau, il nous a appris à le lancer contre les arbres. Il se moquait de nous quand nous partions pour l'enseignement, dans la maison commune. Il se vantait de choses extraordinaires, qu'avant de partir de Campos il ferait une grande fête, il achèterait un bœuf entier pour le rôtir de la tête à la queue. Il ne croyait pas aux végétariens.

« Il parlait des filles aussi. Il voulait savoir quelles étaient les filles libres, ou si nous avions une fiancée. Il se moquait d'Oodham à cause de Yazzie, il disait qu'elle était prête, qu'il devait s'en occuper. Moi, je n'aimais pas la façon dont il regardait Hoatu. Il la suivait des yeux quand elle passait, en sifflotant entre ses dents, mais il n'a jamais fait de commentaire.

« Pour rester à Campos, il travaillait un peu dans les champs, il coupait l'herbe à la machette. Mais ça se voyait qu'il n'aimait pas le faire. Quand il n'y avait personne pour le surveiller, il s'installait à l'ombre d'un arbre, en haut du terrain, et il fumait sans rien faire. Mais nous, comme nous étions jeunes, nous venions le retrouver le soir, avant la nuit, pour écouter ses histoires, et aussi ses chansons.

« Parfois il empruntait la guitare de Sheliak, et il chantait des chansons de son pays en jouant une musique douce. Il nous donnait envie de voyager. C'est à cette époque-là qu'il a rencontré Adhara. Elle est arrivée à Campos, et nous ne savions rien d'elle, sauf qu'elle était malade. Elle était pâle et fatiguée, elle aussi était égarée, mais pas comme Efrain. Elle s'était enfuie d'une clinique où ses parents l'avaient fait enfermer, parce qu'elle voulait mourir. Elle avait des cheveux d'un blond très pâle, des yeux d'un bleu presque transparent. Personne ne savait son nom, sauf le Conseiller et Hoatu qui avaient vu ses papiers, et ce sont eux qui l'ont appelée Adhara, parce qu'elle avait l'air d'une vierge. Hoatu l'avait prise sous sa protection, elle couchait dans sa maison, elle ne la quittait pas.

« Et puis elle a parlé avec Efrain. C'est peut-être à cause des chansons, de ses histoires. Il la faisait rire. Elle est devenue son amie, la nuit elle allait le rejoindre dans la maison qu'il partageait avec des jeunes. Oodham m'a raconté qu'ils allaient ensemble dans la montagne, au-dessus des champs, qu'ils passaient les nuits à la belle étoile.

« Le Conseiller ne le savait pas. Et nous, nous n'en parlions pas, parce que nous pensions que cela n'avait pas d'importance. Adhara était amoureuse, elle recommençait à vivre. Hoatu a essayé de la prévenir, elle lui a dit que le Brésilien n'était pas un homme pour elle, qu'il s'en irait un jour, qu'il l'abandonnerait. Elle n'avait pas confiance en lui. Mais Adhara ne l'écoutait pas. Un jour elle s'est mise en colère, et elle est allée habiter dans la maison d'Efrain. C'est ainsi que cela a commencé. À ce moment-là, j'ai deviné le danger. J'ai compris qu'Efrain n'était pas venu ici par hasard, mais qu'il avait décidé de s'installer parmi nous, de nous influencer, de nous changer. J'ai voulu en parler à Jadi, j'ai mentionné Sirius le chasseur, mais il m'a répondu : “Les étoiles n'ont rien à voir avec les affaires humaines. Si nous ne pouvons pas accepter cet homme, en faire notre frère, c'est que notre communauté ne vaut rien.” »

HOATU

« Je t'ai raconté la nuit où Oodham m'a entraîné en haut du village, et nous avons regardé Hoatu faire l'amour avec Christian, nous avons écouté leur souffle, respiré l'odeur de leur sueur.

« Je rêvais d'elle. C'était le commencement de l'été, l'oiseau-lyre était bien visible dans le ciel, avec ses ailes ouvertes, Véga au zénith, et près de lui à sa gauche, l'œil brillant de l'oiseau, Altaïr. J'avais dessiné pour Jadi la Voie lactée qui coule vers le sud, et le croc d'Akrab, le scorpion, planté dans son corps très blanc. Sous la carapace bat l'étoile rose que les Grecs appellent An tarés, et les Arabes Kaib, le cœur. Je parle des étoiles qui brillaient dans le ciel à ce moment-là, parce que c'est d'elles qu'est né mon désir.

« Je surveille Hoatu, quand je travaille dans les champs de maïs. Elle est vêtue de sa robe blanche, et pour s'abriter du soleil elle porte le châle bleu des Indiennes, qui se confond avec sa chevelure noire. La première fois que je l'ai aperçue, j'ai cru qu'elle était grande. Mais quand je l'ai approchée, j'ai vu qu'elle était plus petite que moi. Elle est mince et souple, elle a des gestes qui donnent l'impression qu'elle flotte au-dessus de la terre.

« Elle m'a parlé dans la langue de sa mère (c'est ainsi qu'on doit faire dans elmen). Une langue étrange, avec des sons doux, des r et des l, des syllabes longues, et une façon de s'arrêter au bout de la phrase avec une aspiration que je ne peux pas imiter. Puis elle m'a parlé en français : “Tu es du nord, du Canada, un pays où on ne voit pas le soleil en hiver.” Elle ne m'a pas posé de question, elle a seulement dit qu'elle vient d'une île du Pacifique, qui s'appelle Raiatea, que son père était militaire, qu'il l'a emmenée avec lui en Californie et qu'elle a travaillé dans un salon de coiffure. Elle a passé la main sur mes cheveux qui étaient coupés très court et ça l'a fait rire : “Tu as une tête toute ronde comme un poussin”, m'a-t-elle dit. C'est le surnom que Jadi m'a donné, je crois te l'avoir déjà écrit, à cause des étoiles de la Pous-sinière que j'ai brûlées sur mon poignet. Hoatu a des yeux verts, j'imagine ainsi la couleur de la mer dans l'île où elle est née. Je suis tombé amoureux d'elle le premier jour, pour la vie. Peut-être qu'elle le sait Pour elle, l'amour n'est pas un sentiment exclusif ni tragique. Elle dit que c'est une chose de tous les jours, qui change, se transforme, revient Elle dit qu'on peut être amoureux de plusieurs personnes en même temps, d'un homme, d'une femme, même d'un animal ou d'une plante. Elle dit que c'est facile, et que c'est parfois sans issue, que c'est réel mais aussi dans les rêves, que c'est doux et que ça fait mal. Lorsqu'elle m'a parlé, la première fois, en haut du village, elle m'a dit : “Tu sais qu'il n'y a pas de mystère ?” Et sûrement j'avais l'air étonné, parce qu'elle a répété : “Tu le sais bien. Il n'y a pas de secret” C'était difficile pour moi, parce que j'ai toujours cru, au contraire, que le monde était plein de secrets. Qu'on entend un mot une parole, et mille autres restent cachées. Que les êtres humains se servent du langage principalement pour mentir.