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« C'est elle qui m'a ouvert l'esprit. Je lui ai alors raconté comment je l'avais épiée, dans la maison, un soir, pendant qu'elle faisait l'amour avec Christian. Je lui ai dit cela en tremblant, parce que j'ai eu peur qu'elle refuse de me parler davantage. Elle n'a pas ri, elle ne s'est pas fâchée. Elle m'a seulement demandé si j'étais seul, et j'ai dit que non, mais je n'ai pas mentionné mon camarade Oodham. Peut-être qu'elle sait la vérité, de toute façon.

« Christian n'est pas comme elle. Il est de la ville de Mexico. Il était étudiant à l'Université Autonome, il a tout quitté pour vivre avec Hoatu.

« Il est jaloux. Quand il a su que j'allais en haut du village pour rencontrer Hoatu, il m'a parlé durement il m'a donné des bourrades. Mais ça fait rire Hoatu, qu'un homme soit jaloux d'un garçon de quinze ans. C'est ce qu'elle lui a dit, mais il est devenu encore plus sombre.

« C'est l'arrivée au village d'Efrain le Brésilien qui a tout changé. Il sort souvent de Campos. Il dit qu'il va au marché, ou bien qu'il doit rencontrer des amis. Mais Hoatu sait qu'il va dans la Zone, pour boire et coucher avec les filles. Peut-être qu'elle est jalouse à cause d'Adhara.

« Un soir, Hoatu était seule. Christian était sorti encore une fois avec Efrain et des garçons. Ils allaient à Guadalajara acheter du matériel.

« Hoatu m'a conduit dans la montagne. Elle avait sa robe blanche brodée et son châle bleu, mais elle était pieds nus. Hoatu n'aime pas les chaussures, elle va partout pieds nus, même dans les rochers. Elle peut escalader et sauter sans se blesser ou se piquer aux buissons d'épines.

« Je me souviens de la chaleur. Les roches noires brûlaient encore. Le ciel était clair, jaune mêlé au bleu de la nuit qui arrivait. Hoatu m'a pris par la main pour me montrer le coucher du soleil sur les volcans. “Regarde, poussin !”

« Elle s'est assise dans un creux, à un endroit où l'herbe avait poussé malgré la sécheresse. Cela sentait une odeur acre et douce, et quand je me suis assis à côté d'elle, j'ai senti son odeur à elle, et je me suis mis à trembler. J'ai eu peur qu'elle me voie trembler, j'ai caché mes mains sous moi. Elle s'est moquée de moi : “Tu as peur ? Je suis si terrible ?” Je n'ai pas osé lui avouer que c'était parce que j'étais amoureux d'elle. Elle m'a parlé de Christian, elle m'a dit qu'il était violent, qu'il était influencé par Efrain, qui est le diable. Elle a dit aussi des choses très douces, sur l'amour. Je croyais qu'elle parlait de Christian, et malgré tout ce qu'elle m'avait expliqué, je ressentais du dépit. Elle parlait de la jalousie, elle a dit : “Tu vois, les sentiments sont quelquefois de l'herbe sèche.” Et en même temps elle a arraché une poignée d'herbe dure à côté d'elle. L'herbe sèche, c'est juste bon à donner à manger aux vaches et aux chèvres. Je ne comprenais pas très bien ce qu'elle voulait dire.

« Je me rappelle, c'est l'heure douce. L'air est sec, et les nuages au-dessus des volcans font une couleur vive et violente. Mais c'est l'heure violette. C'est la première fois que je vois cette couleur, cela remplit les yeux et entre dans nos corps. C'est pour cette couleur que Hoatu m'a conduit jusqu'ici. Je la regarde sans oser bouger, et Hoatu passe sa main sur mes cheveux, sur ma joue. “Tu as la barbe douce, tu es vraiment un pipichu !” (Elle dit poussin en langage d'elmen, et de n'importe qui d'autre, cela m'aurait fâché.) Je me penche et j'appuie ma tête contre sa hanche et elle continue à me caresser avec le dessus de ses doigts, très doucement. Je ressens sa chaleur, elle se mélange à la chaleur des pierres noires, à la lumière violette dans le ciel. Tout à coup je ne tremble plus. Nous restons serrés l'un contre l'autre, jusqu'à la nuit.

« À un moment, je m'approche de son visage, les yeux fermés, guidé par la chaleur de son souffle. Dans l'obscurité, je vois avec mes mains, son corps, ses seins, son ventre, et elle guide mon sexe et elle m'enseigne à faire l'amour, lentement, elle s'est couchée sur l'herbe sèche et les cailloux, et je suis à genoux devant elle, lentement, la tête en arrière pour voir la nuit, dans la lueur de la lune qui arrive au bord des volcans, puis plus vite, respirant, buvant son souffle, la bouche pleine de ses cheveux et les yeux contre ses yeux clairs en cherchant jusqu'au fond d'elle.

« Quand nous avons fini de faire l'amour, nous sommes descendus vers Campos. La lumière de la lune cachait les étoiles. Au loin, la Vallée s'était éclairée, et cela ressemblait au ciel avec les constellations. Je voyais les lumières jaunes le long de la voie ferrée, les rubans rouges des voitures sur les routes, le grand globe laiteux qui flottait au-dessus des immeubles des banques et des assurances. Hoatu marchait vite malgré l'obscurité, et j'avais du mal à la suivre, je titubais dans les rochers. A Campos, tout était endormi. Seule brillait la lampe de Jadi, au travail dans la tour d'observation.

« Avant de retourner chez elle, Hoatu a mis sa main sur mes lèvres. Elle m'a dit : “Tu dois partir, Raphaël. Tu dois chercher l'aventure.”

« Je ne suis plus retourné avec elle dans la montagne. Depuis ce jour, Hoatu n'est jamais seule, elle travaille dans les champs, ou bien elle s'occupe des enfants. Quelquefois, je la vois passer avec Christian. Elle me sourit, mais elle ne m'adresse pas la parole.

« Au début, cela m'a fait mal, comme une trahison. Je ne pouvais pas comprendre. Quand j'apercevais Hoatu, même au loin, mon cœur battait vite. Je n'en ai parlé à personne, tu es le premier à qui je dis la vérité. Hoatu m'a montré l'herbe de la jalousie. C'est cela que j'avais dans le cœur, dans la gorge.

« Quand j'ai eu seize ans, j'ai quitté Campos, pour connaître le monde, et j'ai guéri de l'herbe qui m'étouf-fait. Il n'est resté que l'amour de Hoatu.

« C'est alors que je t'ai rencontré, ami Daniel. »

Moi aussi j'ai repris mon cahier de notes, sur lequel j'ai prévu d'écrire le compte rendu de ma route hypothétique à travers le Tepalcatepec. Mais au lieu de ces choses sérieuses, j'ai marqué :

Lili de la lagune

quel chemin as-tu suivi depuis que tu t'es enfuie de cette Vallée égoïste et endurcie, cette ville de pouvoir et d'argent sur laquelle régnent les rois de la fraise et les propriétaires des usines de congélation ? Tous ces descendants des hacendados devenus politiciens, docteurs, notaires, notables, hommes de loi ou de religion. Ce sont eux qui te dévoraient, chaque jour, chaque nuit, ils mangeaient ta pauvreté, ils rongeaient ton cœur, ils buvaient ton sang, ton souffle. C'est ce qu'ils font depuis des siècles, aux filles des montagnes, aux enfants des banlieues de la mégapole, sans se lasser, sans se repentir. Ils n'en ont jamais assez, il leur faut toujours du sang neuf, de la chair fraîche.

Et moi j'ai été pareil à eux, même si je ne l'ai fait qu'en rêve. Je me joignais à eux, non pas en riant ou en braillant des chansons à boire, mais en me glissant par la pensée au plus près de toi, dans le secret de ta vie. Pas même dans une chambre d'hôtel, mais au jardin Atlas, dans l'alcôve crasseuse aux murs peints en vert, à l'abri d'un rideau mille fois tiré, accroché au mur par un fil de fer entortillé autour de deux clous rouilles, le rideau que les planteurs de pois chiches et d'oignons ont écarté à chaque fois et qui s'est imprégné de leur odeur. Toi tu attendais assise sur le lit, tu fumais, tu avais bu. Sur tes lèvres j'ai senti l'odeur de l'alcool mêlée à l'odeur de ta peau, ce parfum de savonnette Dial que tu utilises, et qui me trouble comme l'odeur d'un bébé.