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J'ai bu plus que de raison. J'essaie de parler aux filles, mais elles se moquent de moi, me jettent des lazzis. Avec l'une d'entre elles, petite, forte, des cheveux roux épais et durs, une perruque peut-être, j'essaie de danser un boléro. Dans le jardin, au milieu des lampions allumés, un couple tourne à contre-rythme, s'alanguit. Tout à fait au bout de la varangue, près de l'ancien lavoir, je crois voir Lili. Elle est assise dans la pénombre, avec un gros type qui ressemble à un boucher, un buste énorme, qui gonfle sa chemise blanche à manches courtes, ouverte sur son ventre. La fille est en jupe courte, corsage noir, ses jambes lacées de Spartiates. Je vois briller ses ongles de pied rose bonbon. Elle doit avoir seize ans au plus.

Quand je m'approche, elle relève la tête et me dévisage. Ce n'est pas Lili, mais elle lui ressemble. Elle a un visage triste de fille sage, une frange au ras de son regard vide. Contre elle, je vois le visage du boucher, ses yeux pareils à des billes. Il a posé sa main aux doigts courts sur la poitrine de la fille, comme s'il cherchait son cœur. Elle est penchée sur l'homme, et en même temps elle appuie une main sur ses genoux serrés pour se rejeter en arrière. Il me semble que je n'ai jamais rien vu d'aussi mensonger, d'aussi dénaturé.

Je me souviens à peine de ce qui s'est passé ensuite. J'ai crié, avec colère : Où est-elle, ou l'avez-vous emmenée ? D'abord ma danseuse m'a tiré par la main, elle m'a attiré vers le rideau de l'alcôve, et j'ai cru qu'elle allait me montrer le corps sans vie de Lili, son visage noirci par la strangulation. Dans la chambre il y a une fille que je ne connais pas. J'entends les autres rire sous la varangue, je répète avec une voix d'ivrogne : Menteurs, voleurs, assassins ! Je crie le nom du Terrible. Je voudrais le provoquer, le frapper comme il frappe ses filles. Santiago est à côté de moi. Son visage n'exprime aucune colère. Seulement, il me saisit les poignets et il me fait marcher à reculons jusqu'à la porte. Il me dit : Il n'y a pas de Terrible ici. Le propriétaire s'appelle Juan Dominguez. L'alcool rend parfois lucide, je me souviens à cet instant du refrain que j'ai entendu à l'Emporio, dans la bouche d'un anthropologue : No es lo mismojuan Dominguez y no me chingues. D'un seul coup ma colère est tombée, je suis pris d'un rire bêta, enfantin.

Santiago a une voix presque douce. Il parle à celui que je suis, le fils de bourgeois, l'enfant gâté qui ne connaît rien des bas-fonds, l'étudiant qui a appris la vie dans les livres, et qui fera un jour un bon maître d'école, un bon mari, peut-être même un bon écrivain.

Dans la rue, il me pousse dans la direction de la voie ferrée, vers la lumière. Je sais que je ne reviendrai jamais au jardin Atlas.

Quelques jours plus tard, en lisant le numéro hebdomadaire de La Jornada, j'ai appris l'arrestation d'Iban Omar Guzmán, dit le Terrible, sous l'inculpation de proxénétisme et de séquestration. Un long éditorial, signé Alcibiade (chacun sait ici que sous ce nom de plume se cache l'avoué Trigo, l'aide de camp d'Aldaberto Aranzas), appelait à l'épuration de la Vallée, à la fermeture des Jardins d'Infamie (titre de l'édito), et à la proclamation de la loi sèche sur tout le territoire. C'était ironique.

Pour une bouffée d'air pur et de bien-être j'ai lu les pages du cahier de Raphaël Zacharie, à mille lieues de toute cette boue, qui parlent de leur fête

« REGARDER LE CIEL »

« Je t'ai déjà dit, ami Daniel, comment j'ai connu le ciel en arrivant à Campos, le nom des étoiles, les phases des planètes et les lunaisons. Et puis, quelque temps après, alors que mon père était déjà retourné à Rivière-du-Loup pour y achever son temps de prison, a eu lieu la grande fête “regarder le ciel”. J'aime le nom que porte cette fête en espagnol, “mirar el cielo”, parce que cela me fait penser à miroir du ciel.

« Voici comment cela se passe.

« En hiver, aux environs de Noël, le Conseiller, après avoir consulté tous les habitants du village, décide que le moment est venu, quand les jours sont courts et les nuits très longues, et que la terre se repose de la force du soleil, et que la peau devient mince et neuve, l'eau des lacs très bleue et l'eau des ruisseaux transparente, et la montagne couverte de fleurs bleues.

« Le jour qui précède la fête, chacun doit se préparer. Non pas en faisant un travail particulier, mais au contraire en ralentissant sa vie. Si quelqu'un met une demi-journée pour épierrer un morceau de terrain, il travaille plus lentement et il n'a pas terminé avant le soir. Si les enfants doivent s'exercer aux mathématiques avec Sangor, ils ne doivent étudier que durant une heure, et reprendre plus tard dans l'après-midi. Les garçons et les filles qui sont chargés de tisser la toile dans l'atelier ralentissent le mouvement de la navette, et ceux qui gravent les calebasses à la loupe ou qui préparent les pots de terre ont des gestes très lents, comme s'ils mesuraient.

« Hoatu donne l'exemple des chats (Hoatu a une passion pour les chats, c'est elle qui a recueilli tous les chats errants qu'on voit à Campos, et qui nous défendent des souris et des cafards). Observe un chat qui s'apprête à bondir, dit-elle. Avant d'être le plus rapide, il est le plus lent du monde. Les enfants alors se mettent à marcher à la manière des chats, ils s'arrêtent sur un pied et ils tournent la tête sur le côté, pour regarder par-dessus leur épaule.

« Egalement, on ne mange pas, ou très peu, ce jour-là. Jadi et Sangor et d'autres adultes jeûnent même pendant plusieurs jours, mais ils n'en parlent pas. Le Conseiller dit qu'il n'y a pas d'obligation. Il dit qu'il ne faut jamais que l'un d'entre nous se sente meilleur que les autres, parce qu'il ne pourrait pas être prêt pour la vérité.

« Maintenant que mon père est reparti, c'est Jadi qui me guide dans la fête. Il répète ce qu'il m'a dit à mon arrivée, ce ne sont pas les étoiles qui importent, mais la connaissance du vide.

« Pour cela il faut entrer dans la lenteur de l'espace. Il ne l'explique pas vraiment, car s'il le disait avec les mots de la science, il serait semblable à ces gens qui écrivent des livres sur le silence.

« Il dit seulement : “Imagine où tu es, en ce moment. Imagine qui tu es. Tu es simplement une chambre noire dont le diaphragme s'ouvre sur le noir de la nuit. Ta chambre est un morceau de lave lancé dans l'espace, et ce morceau de lave est entraîné dans un cercle autour d'une étoile dont la puissance est telle qu'aucun corps dans son voisinage ne peut échapper à son attraction. Cette étoile elle-même fuit dans le vide à une vitesse incalculable, vers une destination que nous ne connaîtrons jamais, elle fait partie d'un lac d'autres soleils qui forme la Galaxie, laquelle s'éloigne des autres lacs, des autres Voies lactées, chacune vers un point de l'espace à une vitesse inconcevable, et chacun de ces soleils, chacune de ces Voies lactées sont si lointains que même si nous les regardions pendant mille ans ils nous paraîtraient immobiles. Imagine tout cela. Regarde le ciel. Les lacs d'étoiles, les soleils, les nébuleuses, les amas, les nuages, les grappes de givre accrochés aux comètes. Pense au manège des astres et de leurs satellites, Jupiter, Saturne, Mars, Vénus, Mercure. Pense que tout ce que je viens de dire passe par ce trou minuscule de ta pupille, un rayon fin comme un de tes cheveux, qui entre dans le dôme de ton crâne, dans la maison de ton corps, dans le temps de ta vie si brève, de ton temps qui ne dure pas plus que la cigale que tu écoutes au même instant, accrochée à la branche du cotonnier, qui devine le monde avec un seul cri.

« “Imagine que cette nuit est la plus longue de ta vie. Laisse-toi entraîner dans un autre monde, devine-le à la manière de la cigale, par les pores de ta peau, pas seulement avec les chambres noires de tes yeux, mais avec tout ton corps. Respire-le, bois-le. Si tu crois savoir quelque chose, oublie-le.”