« C'est ainsi que Jadi m'a parlé, le premier soir, avant la fête. Il m'a dit encore, et c'étaient ses derniers mots :
« “Pendant longtemps, les hommes de mon peuple ont cru que la terre était un plateau entouré d'un grand fleuve qui coulait dans les deux sens, où les âmes tombaient après la mort. Ils ont cru que les montagnes étaient creuses et contenaient l'eau des sources. Ils disaient que les étoiles étaient des esprits, que le soleil naissait chaque matin et mourait chaque soir. Ils ont appris à lire le temps, ils ont fait des nœuds sur les cordes pour prévoir les éclipses de la lune.
« “Nous sommes tous les enfants de ces hommes. Un jour, nous comprendrons des choses dont nous ignorons aujourd'hui même la possibilité. Nous vivrons sous de nouvelles lois, nous inventerons de nouvelles sciences. Des mondes sans gravitation, des particules sans nom, une molécule vivant sans hydrogène ni oxygène, une matière sans carbone. Une vibration qui ne sera pas la lumière, une dimension qui ne sera ni le temps ni l'espace. Tout cela viendra simplement par le rayon de la conscience, plus mince qu'un fil d'araignée, plus léger qu'une aile de papillon. Nous le pourrons, ou bien nous mourrons. Pour cela je t'ai dit, je l'ai dit à chacun de vous, regardez le ciel et perdez-vous dans l'espace, pour cette nuit.” »
« Après cela, nous éteignons tous les feux, nous nous enroulons dans nos couvertures à cause du froid. Nous allons au point le plus haut du village, près des réservoirs d'eau, parce que là, on n'entend plus un bruit, sauf le cri continu des cigales, ou le jappement des chiens. À cet endroit, il y a deux grandes maisons avec des toits de feuille, pour abriter les enfants, ou ceux qui sont trop fatigués pour rester éveillés toute la nuit, et pour cela on les appelle les “Maisons du ciel”. Les autres restent immobiles, les yeux ouverts, pour entrer dans l'espace. Dès la première fois je suis entré. Au-dessus de moi une très grande porte s'est ouverte, et j'ai senti que je glissais par cette porte, non pas par l'imagination, mais avec mon regard, un mouvement qui partait du centre de mon corps et s'enfonçait dans la nuit. C'est une expérience que je ne peux pas expliquer. Il me semblait que j'étais à la fois ici et là-bas, très près, très loin. Je glissais en même temps que les autres, nous étions tous dans un seul mouvement. Je ne sentais plus le froid de la terre ni le passage des heures. À un moment, j'ai vu que les astres avaient bougé, qu'ils approchaient de la masse noire des arbres, du dos de la montagne. Je croyais que je n'étais resté là qu'un instant, et déjà la nuit était finie. Un peu avant l'aube, Jadi est venu, accompagné de Hoatu et de Christian. Ils marchaient au milieu des corps allongés sur la terre, et de temps à autre Jadi sonnait du buccin, un grand coquillage rose que j'avais remarqué dans sa maison. Un bruit long, un peu triste, qui me faisait penser à la trompe que les chasseurs utilisent chez nous pour chasser l'orignal.
« C'est le signal de la fin de la nuit. Nous nous levons, les uns après les autres, nous marchons lentement. Nous avons l'impression de revenir d'un rêve. Quand le soleil se lève, nous allons rejoindre les enfants dans les “Maisons du ciel” pour boire le kamata nurhité que Marikua nous a préparé. Nous ne sommes pas fatigués. Nous nous regardons, nous regardons autour de nous, tout nous paraît nouveau, brillant, exact. Nous nous sentons bien. »
Aldaberto Aranzas
recevait pour les quinze ans de sa fille. Un peu à l'écart de la route principale, à une dizaine de kilomètres de la ville, Aranzas avait acheté à la famille des hacendados Escalante une colline de sable noir qu'il avait plantée d'avocatiers. De temps en temps, il s'échappait de son bureau de la Vallée pour une parenthèse de vie seigneuriale. Même si sa fortune était récente, Don Aldaberto affectait de mépriser les planteurs de fraisiers, ces nouveaux riches incultes qui régnaient sur la Vallée, roulaient en quatre par quatre, se faisaient construire des palais de mauvais goût dans les lotissements privilégiés des Huertas ou de la Media Luna, et louaient le temps d'un week-end des avions entiers pour aller faire leurs courses en famille à Miami.
Aranzas, lui, prétendait descendre des premiers conquérants venus de Castille au temps de Cristóbal de Olid et de Nuño de Guzmán. Dans sa lignée, on comptait des hommes d'épée et des hommes de robe, mais aucun commerçant.
À l'entrée de l'hacienda, sur le portique, il avait fait sculpter en ronde bosse dans le plâtre l'écusson de sa famille surmonté des initiales de son nom : « AA. »
L'écusson figurait une charrue attelée à deux boeufs, une fantaisie, m'avait expliqué Don Thomas, en réminiscence de la légende fondatrice des Aranzas : un domaine de plusieurs aranzadas, étendues qu'une paire de bœufs peut labourer en un jour, don du roi d'Espagne à un lointain ancêtre pour service rendu. Le domaine de l'actuel descendant était sans doute plus modeste, mais suffisait à sa gloire.
De la plate-forme où se trouvait la maison, la vue s'étendait loin, au-delà des rangées d'avocatiers tirées au cordeau, jusqu'à la vallée d'Ario. De là, je pouvais apercevoir les maisons du village, et tout au fond, au pied de la montagne pelée, Campos. J'ai éprouvé un sentiment de menace, de violence, comme devant une paisible vallée sur laquelle pèse un nuage d'orage.
« Tout ce que vous voyez là appartient ou appartiendra un jour à Aranzas. » Don Thomas était à côté de moi, je ne l'avais pas entendu venir. « Même Campos ? » ai je demandé. Don Thomas avait certainement eu vent de ma relation avec la colonie du peuple arc-en-ciel et de son Conseiller, Anthony Martin.
« Surtout Campos. Il a l'intention de tout reprendre, de planter en avocatiers, ou de créer des lotissements. C'est un homme très riche. Venez, je vais vous présenter. »
La fête se tenait dans le jardin, devant la maison. Aranzas avait réuni un petit groupe d'amis, pour la plupart des notables de la Vallée, avocats, notaires, édiles municipaux, deux ou trois curés en habits civils. La fille d'Aranzas avait revêtu une robe vaporeuse de quinceañera, elle causait avec d'autres jeunes filles, sous la surveillance de sa mère. De loin, j'ai reconnu à côté d'elles l'ineffable Menendez, vêtu d'une veste sans col en soie grise. Don Aldaberto était debout près du bar, un verre à la main. Il était bien tel que je l'avais entrevu lors de ma conférence, grand, mince, dans son strict complet sombre qui lui donnait l'air d'un fossoyeur ou d'un gangster. Au fond du jardin, à l'ombre d'une tonnelle, un orchestre jouait un air à la guitare, une chanson mélancolique. Malgré l'éclat du soleil, des torchères flambaient de part et d'autre de la table du buffet, devant laquelle se pressaient des convives en train de piquer des morceaux de barbacoa. Dans l'air flottait, avec la fine musique, une odeur de viande grillée, mêlée de tabac et de parfum qui donnait légèrement mal au cœur.
« Vous avez déjà rencontré M. Sillitoe, notre géographe en résidence, n'est-ce pas ? » Don Thomas avait familièrement pris Aranzas par le bras, et il m'attirait de son autre main. Nous avons échangé une poignée de main sèche. « Je vous ai écouté parler de notre Vallée l'autre soir. Très bonne conférence, mes félicitations. »
J'ai remercié d'une légère inclinaison. Pour un peu, j'aurais claqué les talons à la prussienne. « Daniel Sillitoe est docteur de l'Université de Paris, a commenté Don Thomas. Il est ici en mission, pour faire un relevé des Terres chaudes. »
Aranzas montrait un intérêt poli :
« Quelle partie ?
— La vallée du Tepalcatepec.