Выбрать главу

— Ah bon. »

Don Thomas avait un enthousiasme à peine forcé, comme toujours lorsqu'il est question des Terres chaudes.

« Daniel va traverser en ligne droite, d'un bord à l'autre du fleuve, les géographes appellent cela une coupe. »

Aranzas dominait de sa haute taille. Son visage régulier n'exprimait ni ennui ni curiosité. Mais ses yeux étaient mobiles, d'une douce couleur noisette, ombragés de longs cils féminins. Son front haut, très dégarni, lui donnait un air de respectabilité réfléchie que démentait son regard rusé. Il écoutait patiemment le boniment de Don Thomas sur les Terres chaudes, lieu d'origine de toutes les civilisations d'Amérique.

« … tout vient de là, l'agriculture, la métallurgie, la plumasserie, car les Indiens ne pouvaient pas se passer des plumes de quetzal et de perroquet, l'ambre, les parfums, ils avaient même inventé l'astronomie, et leurs dieux étaient tous originaires des Terres chaudes, ils avaient pour nom Uirambanecha, c'est-à-dire le peuple du basalte, parce qu'ils étaient nés des coulées de lave des volcans dans l'océan Pacifique. Et leur dieu principal s'appelait Tzintzun Wikisho, le colibri de la gauche, c'est-à-dire du Sud, il symbolisait la constellation de l'Oiseau, celle qu'on appelle Al Tahir en arabe… »

Menendez s'était approché sur la pointe des pieds. Son gros visage nasique exprimait l'amour, tandis qu'il écoutait Don Thomas. « Nous sommes tous nés des Terres chaudes, continuait ce dernier. Tout vient de ce pays, la cuisine, les arts, la poésie, la musique. A propos de musique, savez-vous que les orchestres du Tepalcatepec, d'Apatzingán et d'Aguililla utilisent les mêmes instruments que les Maures, la chirimia et les tablas, et qu'ils font danser leurs chevaux sur des estrades de bois pour imiter le rythme des tarbukas d'Afrique du Nord ? C'est le creuset de notre civilisation. Et c'est dans les Terres chaudes qu'est né le mouvement des libertadores contre l'Espagne, que le père Hidalgo a poussé son célèbre cri. À cause de la fertilité, de la chaleur, de la vivacité des gens, et de leur sens de la dérision, contre la morgue des gens des Terres froides, leur cruauté, leur appétit de sacrifices, leur despotisme. »

Aldaberto Aranzas n'a pas fait de commentaire. Il s'était seulement un peu penché en avant, les mains dans les poches, pareil à un juge écoutant une plaidoirie désordonnée.

Il était au courant. Il ne pouvait pas ignorer, lui, le propriétaire de La Jornada, le seul hebdomadaire de la Vallée. Le coup d'État contre Thomas Moises était en marche. Appuyés par les rapports de mauvaise gestion, par les foucades du directeur qui s'était entiché de révolutionnaires et de terroristes (Hector et son homme de main), d'un Indien éthylique (Juan Uacus) et d'un espion étranger (moi), les membres du Comité exécutif et les actionnaires de l'Emporio avaient décidé à l'unanimité de voter une motion de défiance contre Thomas Moises. Une pétition circulait qui affirmait le danger qu'il faisait courir à l'institution, et la nécessité de procéder d'urgence à l'élection d'un nouveau directeur. Dahlia m'a montré la pétition, elle enrageait. « Ordures, pendejos, hijos, hijas de la Malinche, ignorants, politiciens ! »

C'était pathétique. Don Thomas avait rêvé de l'Emporio, d'une Athénée où, loin de la mégapole asphyxiée, la rencontre des hommes et des femmes de bonne volonté serait possible, d'une nouvelle Grèce, pas très différente du modèle puisque y cohabitaient les factions armées, les prêteurs sur gages et les esclaves. C'était l'œuvre de sa vie. L'universitaire, écrivain, poète avait construit son projet pierre par pierre. Il avait forcé la porte des notables, intrigué, recruté, il avait même réussi à convaincre les banquiers. Juan Uacus, qui était aux côtés de Don Thomas depuis les premiers jours de l'Emporio, m'avait énuméré tous les parrains, dont quelques-uns étaient présents à la fête de Don Aldaberto Aranzas. Les notaires Acevedo, Arce, Godinez, bien entendu le licenciado Trigo, qui avait fait une conférence sur la poésie dans la Vallée. Les gérants de la John Deere, de la Nissan, des pneus Euzkadi, les pharmaciens, les propriétaires des hôtels Meson del Marques et Peter Pan. L'assureur Jorge Soto, l'architecte Pico de Gallo, et beaucoup d'autres que je ne pouvais pas connaître. Mais celui qui avait été la clef de la réussite du projet, qui avait facilité les emprunts, les permis, et trouvé le local, c'était Don Aldaberto en personne.

Maintenant, dans la tourmente, Don Thomas était venu chercher son soutien. Il avait sans doute sous-estimé le pouvoir des intellectuels, ces gens de la capitale qui connaissaient les rouages de l'administration, et qui étaient capables de bloquer les crédits et de mettre en jeu la survie de l'institution plutôt que de renoncer à leur ambition. Il n'était pas prêt pour le pire.

Muni de ces informations, je pouvais apprécier la situation. Je m'étais reculé, un peu à l'écart, pour admirer la vue. Aranzas n'avait pas choisi l'emplacement de sa maison au hasard. De la terrasse, il embrassait toute la Vallée, la chaussée qui traversait les champs inondés, la tache sombre de la ville qui s'étendait jusqu'aux contreforts des montagnes et s'étirait vers le cul-de-sac de Campos. À certains moments, il pouvait vraiment croire qu'il en était le maître.

Sur les braseros, la viande grillait en dégageant une odeur délectable. Ce n'était pas le pique-nique rustique des anthropologues dans la tour Menendez. Ici, les serviteurs en veste blanche avaient mis à cuire de vraies pièces de bœuf, du « charolaïss » assaisonné de sauce rouge et d'oignons. Aussi les convives ne se faisaient pas prier.

J'ai rejoint un groupe où j'ai reconnu l'ombre de Don Thomas, la belle Ariana Luz. La femme d'Aranzas était avec elle, ainsi que Bertha, la femme de Don Chivas, et ses filles Aphrodite et Athena. Quand je me suis approché, Ariana a esquissé un sourire un peu crispé. Elle n'aimait pas les banalités. Elle a attaqué : « Tu as retrouvé ta protégée, cette fille du canal, comment l'appelles-tu ? » Ariana avait bu quelques verres, l'alcool la rendait agressive. « Liliana ? » ai-je dit. Elle ricanait. « Oui, c'est ça, Liliana, Lili, l'objet de la querelle. » La femme d'Aranzas se penchait, elle me regardait avec curiosité. « Une querelle, mais comme c'est romantique, racontez ! »

J'ai coupé court : « Il n'y a rien à raconter, c'est quelqu'un qui a disparu. »

Ariana ne voulait pas lâcher prise. Son visage anguleux avait une expression dure, tendue. « Disparu, mais où ça ? Elle n'est plus à Orandino, à l'adresse que je t'ai donnée ? »

La scène tournait au ridicule. Les éclats de voix ameutaient les invités. J'ai vu Don Thomas au bord du terrain, avec Menendez et Aranzas. J'ai arrêté Ariana : « Écoute, je suis juste venu pour prendre congé de Don Thomas. Je pars dans quelques jours, je ne sais pas si je reviendrai. » Éloignée du groupe des femmes, Ariana perdait ses raisons de parler fort. Elle s'est immobilisée, les bras ballants. « Ah oui, non, je ne savais pas. » J'ai eu envie de lui parler de Don Thomas, de toute cette cabale. Elle qui avait été l'oreille des séditieux, qui avait profité de la confiance de cet homme pour le trahir. Parfois il n'est pas nécessaire de parler pour dire les choses. Ariana a dû lire dans mes yeux ce que je pensais d'elle. Elle m'a regardé d'un air étrange, un regard qui passait à côté de moi, comme si elle fixait un point imaginaire, un peu en arrière, à ma droite. Je l'ai laissée.

Restait tout ce que je voulais dire à Aranzas, d'une voix enrouée de justicier. Lui montrer ce bout de la Vallée, cette tache où Campos existait encore, et qu'il avait décidé d'abolir d'un trait de plume pour étendre ses plantations, ou pour créer son futur lotissement, ça s'appellerait peut-être Cerro de las Campanas, ou El Cubilete, un nom qui plairait à tous les anciens combattants de la révolution. Pourquoi pas Padre Pro ? Une révolution chasse l'autre, n'est-ce pas ?