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« Lorsque les policiers se sont présentés à la porte de Campos, j'ai nié d'abord. J'ai dit que tous ceux qui vivaient à Campos avaient racheté leurs fautes passées.

« Ils m'ont ri au nez. Ils m'ont dit : “Alors, ici, c'est le paradis ?” Ils m'ont poussé sur le côté avec la crosse de leurs fusils, leur chef m'a crié : “Vieux fou ! Dénonce le repris de justice que tu abrites !” Les garçons sont arrivés, Raphaël, Oodham et Christian, ils ont formé un rang, ils étaient prêts à se battre, et le chef des policiers a eu peur. Il a donné un ordre, ses hommes ont reculé, ils sont repartis dans leur camionnette.

« Mais je savais qu'ils reviendraient. Et ce même jour, l'après-midi, ils sont revenus en force, dans trois camionnettes. Efrain et Adhara avaient été prévenus, ils se sont enfuis dans la montagne. Les policiers ont fouillé partout, jusque dans le moindre creux de rocher. Ils ont donné des coups de pied dans les portes des granges, ils ont fait envoler les poules et les dindons. Ils ont visité toutes les maisons, la tour d'observation, les ruines de l'église. Les enfants s'étaient réunis dans la maison commune, ils avaient peur.

« Les policiers ont interrogé les hommes et les femmes, mais en vain, car ils ne comprenaient pas leur langue. Ils ont piétiné le jardin de Marikua, ils disaient que c'étaient des drogues, de la mariejeanne, du haschich. Sangor a essayé de les en empêcher, et un des policiers, un garçon très jeune, l'a frappé au cou avec un bâton en l'insultant, et Sangor est tombé dans la terre du jardin.

« J'ai pensé que tout cela était dans les dessins du ciel. C'était octobre, la fin des pluies, quand Sirius apparaît au coucher du soleil. Près de la Galaxie brillait l'œil du démon, Algol, d'un éclat intermittent. Je ne dis pas que je l'ai lu dans le ciel, car ceux qui disent de telles choses mentent. Mais je l'ai ressenti dans le froid de l'espace, dans notre solitude, parce que notre seule certitude est dans ces grandes feuilles de papier d'agave sur lesquelles j'ai fait dessiner, nuit après nuit, la carte du ciel, notre unique patrie.

« J'ai compris que la fin de Campos était inéluctable, je l'ai deviné avant même la venue des policiers, avant la lettre de l'avoué qui notifiait notre expulsion, avant l'article du journal qui nous accusait de crimes, de prostituer nos enfants et de protéger des criminels.

« J'ai eu une vision, un rêve. Dans mon rêve, nous partions sur les routes, avec nos provisions et les feuilles de notre déesse Nurhité. Nous allions vers une terre nouvelle, une île où vivent seulement les oiseaux et les tortues de mer, pareille à l'île où j'ai vécu après la guerre. La mer était bleue, il y avait des palmes, de l'eau douce, des fruits, et dans cette île nous faisions notre royaume.

« Je ne connais pas le nom de l'île. C'était une clarté qui durait au-delà de mes nuits. Je sentais autour de moi l'odeur de la mer, comme autrefois, j'entendais le bruit de la mer. C'était un royaume d'où personne ne pourrait nous chasser, où nous pourrions tout recommencer.

« Je n'en ai parié à personne, de peur de passer pour fou.

« Je ne sais pas si cette île existe. Je sais seulement que le monde est grand, que personne ne possède rien, hormis ce qu'il a fait. Je sais que notre seule certitude est dans le ciel et non pas sur la terre, parce que le ciel que nous voyons, avec le soleil et les étoiles, est celui que nos ancêtres ont vu, et qu'il est celui que nos enfants verront. Que pour le ciel nous sommes à la fois des vieillards et des enfants.

« Voilà ce que je veux te dire, puisque tu es notre ami inconnu.

« Souviens-toi de nous. »

L'exil

a commencé pendant la semaine de Noël. Je ne pourrai pas oublier comment tout cela s'est passé. Toute la Vallée était enrubannée, flamboyante de Noche Buenos (qu'on appelle en France, je n'ai jamais su pourquoi, des poinsettias), décorée de têtes de bébés en papier mâché suspendues aux fils électriques en travers des rues. Même l'église en ruine, en face de mes fenêtres, avait un air de fête.

C'est Dahlia qui m'a prévenu, ce matin-là. Elle était sortie de bonne heure pour aller au marché, elle avait rencontré le père Aleman, le curé d'Ario. Elle est rentrée sans frapper (elle a gardé la clef de l'appartement, elle devait penser qu'elle reviendrait vivre avec moi un jour). J'étais en caleçon devant ma tasse de thé. Elle avait l'air égaré, j'ai cru qu'il était arrivé quelque chose à Hector, ou à son fils.

Elle m'a serré la main. « C'est fini, ils s'en vont. » Je n'ai pas compris tout de suite.

Elle a continué, volubile : « Ils ont envoyé les judiciales, ils ont encerclé le camp, et eux ne voulaient pas répondre, ils s'étaient barricadés, les policiers sont arrivés avec leurs camionnettes, des haut-parleurs, ils ont menacé d'enfoncer la porte, alors les gens ont cédé, ils ont dit qu'ils allaient partir, ils ont commencé à déménager, les femmes, les enfants, à pied, avec leurs valises, il faut aller à Campos tout de suite, viens ! »

Nous avons pris un taxi pour aller plus vite. Au pont d'Ario, la route était barrée par les judiciales. Le taxi a fait demi-tour et nous avons continué à pied jusqu'au village. À Ario, Noël n'était pas aussi insolent. Sur la place centrale, quelques guirlandes d'ampoules rouges et vertes pendaient aux branches des magnolias. Les gens d'alentour étaient réunis sur la place du marché, et pourtant il n'y avait rien à vendre. Sous les arcades, seules de vieilles Indiennes étaient assises par terre devant leurs petits tas de poires blettes et d'avocats.

Je me rappelais la première fois que j'avais débarqué de l'autobus dans le centre d'Ario, il me semblait que cela remontait à des années. Alors on voyait sous les arcades les vendeuses de fromages frais fabriqués à Campos, le miel récolté par le Conseiller, dans des pots de verre recyclés.

Dahlia tenait toujours ma main, je sentais ses doigts durcis d'énervement. Des gosses allaient et venaient, déguisés pour Noël, les garçons en Juan Diego, un fagot à l'épaule, les filles en Mariquitas, portant des fleurs dans des paniers. Sous les arcades, ils achetaient pour quelques sous de canne à sucre à sucer. Le village semblait indifférent, loin de tout, à peine sorti de sa léthargie habituelle.

Sur la route de Campos, sur le bas-côté, des hommes étaient assis sur leurs talons, l'air d'attendre quelque chose, et tout d'un coup j'ai compris que c'étaient les Parachutistes d'Aldaberto Aranzas. Ils attendaient l'ordre du notaire Trigo pour occuper Campos. Cela donnait un air de légalité à l'expulsion.

C'étaient des gens semblables à ceux que j'avais rencontrés à Orandino. Des femmes, des hommes surtout, sans âge, vêtus d'habits élimés, chaussés de vieilles baskets boueuses ou de sandales à semelle de pneu. Chapeaux, casquettes de base-bail, certains portant des lunettes de soleil qui ajoutaient une petite touche maffieuse à leurs groupes minables.

Quand nous sommes passés, ils nous ont regardés sans surprise, sans un mot. Ils ne devaient pourtant pas avoir croisé souvent un type à l'air gringo donnant la main à une mulâtresse portoricaine sur une route de campagne. Peut-être que la réputation de Campos comme refuge de hippies les avait préparés à tout.