« Tu pars ? » Avant même que je lui téléphone, il était au courant. C'est son intérêt silencieux qui m'a donné envie de le saluer. Je ne prendrai congé ni de Menendez ni des autres chercheurs. Je les aime bien (même Menendez malgré ses ridicules) mais je ne crois pas que mon absence affectera en quoi que ce soit leur existence. Ce qui arrive à Don Thomas me remplit d'amertume, et pourtant (le professeur Valois est de mon avis) il me semble que c'est en partant que je pourrai l'aider. Au moins la ligue qui veut sa démission ne pourra plus l'accuser d'être afrancesado — vice impardonnable depuis le temps de Charles Quint.
Juan Uacus parle de tout cela avec difficulté. Don Thomas, pour lui, est un père. La trahison qui le menace touche Uacus au cœur. Il doit y voir une sorte de symbole des vilenies dont les peuples indiens ont été les victimes, le dédain et le mépris que le pouvoir central a toujours manifestés à l'égard de tous ceux qui vivent éloignés de la capitale.
« Tiens, lis la dernière pétition qu'ils ont adressée au ministère de l'Éducation. »
Je parcours une feuille où s'étale la vindicte des ennemis de Don Thomas, où je peux deviner les méandres du complot.
« Ils ont organisé une réunion préliminaire, continue Uacus. Ils ont voté à main levée pour demander le remplacement de Don Thomas, pour exiger son départ. Depuis plus d'un mois, les fonds sont bloqués, il n'y a plus un sou dans les caisses. Don Thomas reste toute la journée enfermé dans son bureau, il ne veut voir personne. »
Je jette un coup d'ceil sur la liste des signataires. Je lis les noms que j'attendais, mais beaucoup d'autres que je ne soupçonnais pas, comme Don Chivas et Bertha, et Valois, à qui j'ai parlé le matin même. En vérité, à part Menendez, Uacus et moi-même (mais on ne m'a pas interrogé), pratiquement tout le monde a trempé dans le complot II est même fait mention, au bas de la liste, d'une « délégation du personnel de l'Emporio », c'est-à-dire le chauffeur Ruben, et Rosa, la secrétaire de Don Thomas.
Uacus a pris la feuille, il s'est mis à lire les passages qu'il a soulignés, d'une voix assourdie et monotone : « En tenant compte des risques considérables que la direction actuelle fait courir à l'entreprise… » Il ricanait : « L'entreprise ! Ils prennent l'Emporio pour un grand magasin ! » Plus loin : « … le danger évident de rupture que suscite l'orientation pédagogique, dans le choix de ses contractuels… » Il commentait : « Ça c'est pour moi ! — et aussi, singulièrement dans le biais politique de certains conférenciers… Ça c'est pour toi ! »
Dans la rue, devant la maison, les enfants de Uacus jouaient en criant. Il y avait un air de tranquillité villageoise, et d'une certaine façon cela annulait le côté dramatique des règlements de compte à l'Emporio.
J'ai demandé à Uacus : « Qu'est-ce que tu comptes faire ? »
Il a haussé les épaules. « Je ne sais pas. Martina pense que nous devrions rentrer chez nous, à Arantepacua. Elle dit qu'il n'y a pas de place pour nous dans la Vallée. »
Il s'est tourné pour chercher son assentiment, mais la jeune femme nous avait laissés en tête à tête, elle était sur le seuil à regarder ses enfants.
Uacus a montré son bureau, les liasses de papier à côté de l'ordinateur. « C'est dommage, le travail pour l'Encyclopédie avait bien avancé. » Je compatis : « Tous ces siècles, et le monde indigène n'a toujours pas la possibilité de se faire entendre. » J'ai essayé quand même de lui redonner courage : « Rien ne t'empêche de continuer, de réunir tes correspondants dans ton village. » Il a répondu avec humour, mais je sentais sa tristesse, son accablement : « Quatre cents ans, c'est long, cela fait de nous des survivants — peut-être qu'il faudra attendre encore quelques siècles. »
Au-delà des mots, je devine les difficultés insurmontables. La vie à Arantepacua, le froid, l'humidité qui grippe les ordinateurs, la pluie qui fait moisir le papier, les pannes de courant, les obligations quotidiennes.
Je devine une distance dans le regard de Juan Uacus. Pendant des années, grâce à Don Thomas, il a vécu dans l'espoir. Il avait cette ouverture, le cubicule à l'Emporio, les rencontres avec les locuteurs, les discussions, l'élaboration d'une encyclopédie, le renouveau de la culture indienne. L'illusion de faire renaître un passé interrompu, de donner un sens à la vie des jeunes garçons et des jeunes filles, leur rendre une fierté, les sortir de l'ornière et les empêcher d'aller se perdre au nord, dans les banlieues de Los Angeles ou de Seattle.
Je comprends pourquoi j'avais envie de revoir Juan Uacus avant de m'en aller. C'est lui qui est le grand perdant dans la chute de Don Thomas. Les autres chercheurs, les anthropologues, les sociologues, les philologues, les historiens, et même le chauffeur et la secrétaire, ils auront toujours une chance nouvelle, ils rebondiront Ils sont du bon côté, ils sont préparés. Ils trouveront une autre école, un autre emploi. Juan Uacus, lui, aura perdu quelque chose de vital. La possibilité pour les gens des villages de la montagne de dire qu'ils existent, que leur langue et leur histoire ne sont pas éteints, et qu'ils ont voix au chapitre dans le livre général de la patrie.
Peut-être que je larmoie trop. Je regarde Uacus, sa femme Martina, leur visage sculpté dans le basalte, ils sont formés de la même lave qui a donné naissance à ce pays. Ils sont éternels. Ils sont déjà retournés dans la haute montagne qui domine Pátzcuaro, dans leur village d'Arantepacua où le brouillard traîne jusqu'à midi dans les ruelles, où l'intérieur des maisons sent bon le cèdre, où la fumée du soir s'exfiltre entre les tuiles de pitchpin. Les filles sont drapées dans leurs châles bleus, les vieux chefs de quartier revêtent leurs capotes de feuilles de maïs qui les font ressembler à des paysans japonais. J'ai pris congé de Juan Uacus et de Martina. Les enfants avaient repris leur jeu de cerceau, ils m'ont à peine regardé.
J'ai descendu la rue principale jusqu'à San Pablo, et j'ai marché un peu sur la route de Periban qui passe devant le dépotoir. C'était un jour de printemps, ciel éclatant, air froid. Il y avait même du givre au sommet des volcans. J'avais derrière moi le croc du cratère du Curutaran, à ma gauche la rampe noire où sont accrochées les maisons des anthropologues. C'était dimanche matin, tout semblait dormir encore. J'imaginais Guillermo Ruiz, le Péruvien, en train de siroter avec sa femme la liqueur de café sous la varangue, en pensant à son étude de la scalaire grecque dans les temples incas. Ses enfants jouaient avec l'âne Caliban, ou bien donnaient à manger aux dindons.
Quand je suis passé au sommet de la côte de San Pablo, j'ai vu la queue des femmes devant l'entrée de la Croix-Rouge, dans l'attente de la distribution hebdomadaire de riz, de farine, de lait en poudre.
A la montagne qui fume, il n'y avait pas grand monde. Surtout des chiens faméliques dont l'estomac est si creux qu'il colle à leur colonne vertébrale. Quand je m'approchais, ils reculaient en découvrant leurs crocs et en grondant.
J'ai cherché en vain Beto, son visage en lame de couteau. Le dimanche, il n'y a pas d'arrivée de bennes, rien à attraper. J'ai vu des femmes sans âge, emmaillotées comme des momies. Elles sondaient le tas d'ordures avec des bâtons munis de clous, dans l'espoir d'attirer un débris oublié, une harde.
Au virage, le magasin du vieux soldat était ouvert. Sur une pile de vieux pneus de camion, il avait peint en lettres maladroites le nom vulcan, et on pouvait croire qu'il proposait aux rares touristes de passage la visite d'un nouveau cratère, plus récent que le Paricutm, et celui-ci encore en activité.