J'ai marché sur la route de terre le long du canal. Cela faisait des semaines, des mois que je n'étais pas revenu ici. Chez les Parachutistes, le dimanche est un jour comme les autres. Les camions avaient ramassé tôt le matin les femmes et les enfants pour les conduire aux champs de fraisiers. La Jornada l'avait annoncé, les nouveaux plants étaient arrivés des États-Unis, envoyés par la Strawberry Lake. Cette année, il y en aurait pour tous les goûts, les allemandes, les chiliennes, les Suissesses, les états-uniennes, dont la fameuse Klondike qui était une mine d'or pour les planteurs.
Arrivé à la cahute de Doña Tilla, j'ai constaté que la porte était fermée, ou plutôt qu'elle avait été clouée au chambranle. La fenêtre avait un carreau cassé. J'avais l'impression que des années s'étaient écoulées.
Don Jorge, dans sa boutique, m'a renseigné laconiquement « La vieille est morte. Il paraît qu'on l'a retrouvée froide sur sa chaise. Les employés du cimetière municipal sont venus la chercher et l'ont mise à la fosse commune. »
Je n'ai pas osé demander des nouvelles de Lui. Tout ce qui la concernait semblait avoir été effacé. La vieille Doña Tilla était une sorcière horrible et méchante, mais ça m'a fait quelque chose de savoir qu'elle était morte toute seule sur sa chaise. J'avais l'impression que maintenant le champ était libre pour tous ceux qui étaient prêts à faire main basse sur la lagune, promoteurs insensibles, avocats véreux commandant leur armée de Parachutistes, recruteurs des Jardins de la Zone et sirdars qui passent chaque matin en camion enlever les cargaisons d'enfants pour les jeter dans les champs de fraisiers.
Je suis retourné dans la Zone. J'ai marché depuis la gare des marchandises le long de la muraille rouge. C'était la fin de l'après-midi. Il faisait chaud. En avril, après les mois de sécheresse, les lacs de boue avaient durci sur la route. De temps en temps un camion passait dans la direction d'Orandino. Puis tout redevenait calme, la poussière retombait. Dans leurs fissures, les lézards étaient à leur poste, la bouche ouverte vers le soleil. C'était l'endroit le plus paisible du monde.
Le portail du jardin Atlas était entrouvert, je suis entré pour jeter un coup d'œil. Je n'ai rien reconnu. A part les tables et les fauteuils en plastique, certains culbutés dans l'herbe, on aurait dit n'importe quel verger abandonné. Les goyaves pourrissaient dans la terre avec une odeur acre. L'herbe était jaune. Dans leurs pots, les hibiscus et les galants-de-nuit avaient séché.
Je n'ai pas trouvé Don Santiago. À la chute du Terrible, il paraît qu'il a changé de boulot, et qu'il travaille comme gardien de parking, quelque part en ville. Les filles sont parties. Celles qui avaient des protections se sont installées dans un autre quartier, du côté de la gare routière. Les autres ont dû aller ailleurs, à Guadalajara, ou à Mexico. La campagne de La Jornada a porté ses fruits, avec son slogan racoleur, digne de l'avoué Trigo : « Nettoyer les écuries d'Augias ! » Il est vrai qu'elle coïncidait avec le lancement des élections du nouveau gouverneur, pour lesquelles Aldaberto Aranzas est candidat.
Au fond du jardin, près du lavoir, j'ai aperçu une ombre furtive. Une femme âgée, vêtue de noir, qui se cachait à moitié derrière une colonne. J'ai crié : « Vous savez où elle est ? » J'ai fait quelques pas dans le jardin, en répétant : « Vous savez ? »
La vieille s'est recroquevillée sans répondre. Puis elle a poussé un cri en retour, un cri de muette, ou de simple d'esprit, une seule syllabe aiguë : « Aééé ! »
Je suis retourné sur la route de terre, à la recherche de visages connus. Je voyais des silhouettes, des femmes voilées, des enfants. Des groupes d'hommes attendaient devant la porte des débits d'alcool. La cabane de Don Jorge était fermée. Pour lutter contre l'invasion des Parachutistes, les riverains des Huertas ont fait boucher la brèche du mur et démolir tous les ponts.
J'ai cherché en vain la trace d'Adam et Ève. Peut-être qu'ils sont repartis vers les Hauts du Jalisco. Ils étaient de partout, de nulle part. J'ai imaginé leurs silhouettes comiques dans les marchés, la fillette en train de psalmodier sa prière, « Pour l'amour de Dieu », de chaparder des fruits sur les étals, de ramasser le pain rassis sur les tables des restaurants.
À l'Emporio, la tempête est passée. Il n'y a pas eu d'épuration, sauf le départ de Juan Uacus. Les anthropologues ont élu en collège restreint un comité exécutif où ils sont majoritaires. C'est l'Équatorien Léon Saramago qui a été nommé directeur. Comme les statuts excluaient un étranger, il a opté pour la naturalisation. Garci Lazaro est reparti pour l'Espagne, et Ariana Luz est toujours aussi seule. Au fond, rien n'a vraiment changé.
Don Thomas a échangé son titre de directeur contre celui de président permanent. Avec un sens aigu de la contingence, héritage de la sagesse de ses ancêtres ruraux, il a accepté le diktat du ministère de l'Éducation, puisque cela garantissait la survie de l'Emporio. Menendez a survécu lui aussi. Il a simplement troqué son département des sciences humaines pour celui des études folkloriques — une unité de recherche nouvelle où il mettra ce qu'il voudra, probablement la philosophie orientale. Il paraît qu'il a fait don de sa tour hexagonale, afin d'y loger les philosophes errants.
J'ai passé une heure dans le bureau de Thomas Moises. Quand il a su que je partais pour de bon, une ombre de regret est passée sur son visage, à moins que je n'aie imaginé cela. Très vite il a recouvré son sens de l'humour :
« Le Mexique est la terre rêvée des géographes, a-t-il commenté quand je lui ai annoncé mon intention de prendre le car pour la frontière de Juárez. Vous suivez la trace de Lumholtz. » Il en a profité pour parler de la Grande Chichimèque, de Santa Barbara qui valait bien le Potosí. Du mystère du Mapimi, la zone du silence où s'interrompent toutes les communications radio. J'ai omis de lui dire que le seul mystère qui m'importait, c'était la disparition de Lili. La seule zone du silence, c'était celle qu'elle avait laissée ici, dans la Vallée, le silence de sa vie volée, de la violence subie, de l'inconnu qui la happait de l'autre côté de la frontière. Don Thomas est un grand pragmatique, il n'aurait pas approuvé mes chimères.
Dahlia m'a emmené faire un tour au marché. C'était comme au lendemain de notre arrivée dans la Vallée, quand nous ne connaissions rien encore. Vers deux heures de l'après-midi, le soleil brûle la toile des tentes. Nous avons marché main dans la main. Tout était identique. Il doit y avoir une manière d'éternité dans les marchés en plein air. Pourtant j'avais l'impression que les odeurs n'avaient pas le même goût, la réalité la même tessiture. Les jaunes, les verts profonds des feuilles de quelitey la terre accrochée aux racines, l'eau croupie dans les caniveaux, même les vols des fausses guêpes autour des fruits mûrs, tout cela me semblait plus aigre, plus aigu. La vérité, c'est que nous avions changé nous-mêmes, notre peau, notre regard. Nous étions peu à peu devenus étrangers, et cette Vallée nous chassait en resserrant sa trame. Le doux, le tendre, l'amoureux devenaient rêches, pareils à la poignée d'herbe sèche que Hoatu avait montrée à Raphaël pour lui parler de la jalousie. Dahlia et moi, nous avions laissé nos sentiments se ternir, se faner, l'amour s'était changé à notre insu en fourrage à matelas.
Nous avons parcouru plusieurs fois le dédale des allées, du marché couvert des légumes & viandes, jusqu'aux ruelles cachées où les gens âgés exposent leur maigre butin, robinets et crépines bloqués par le tartre, tas de vis et d'écrous dépareillés, outils sans manche ou manches sans fers. Nous sommes allés jusqu'à la gare routière, là où nous avions acheté aux Indiens de Capacuaro nos chaises basses et notre vaisselier décoré de fleurs. C'était une façon de faire l'inventaire de notre faillite.