Cela faisait mal, et du bien aussi, une douleur longue qui allait avec le départ. Cela complétait la trahison des anthropologues et la solitude de Don Thomas, la chute de l'Emporio, et l'expulsion des habitants de Campos.
Dahlia s'en allait, elle aussi. Elle avait donné les meubles et les ustensiles de cuisine aux gens du voisinage. Dans deux jours, elle serait à Mexico, dans trois à San Juan. Elle partait seule. Fabio restait avec son père, la loi n'avait pas même accordé un droit de visite, au prétexte qu'elle était ivrognesse et psychiquement instable. Elle m'a dit, avec une déraison dans le regard : « Tu vois, Daniel, il a tout prévu. Mais il ne sait pas que j'ai un plan. Quand je serai à San Juan, je vais faire ce que j'ai dit, tu te souviens, je vais m'engager dans une organisation caritative, à Loíza, je vais ouvrir un refuge pour les femmes sidéennes, pour leurs enfants contaminés. Alors les juges ne pourront pas m'empêcher de reprendre Fabio, ils comprendront qui je suis vraiment, et Fabio sera fier de moi. »
À la gare, j'ai reconnu le vieux cul-de jatte sur son traîneau, un fer à repasser dans chaque main. Je lui ai donné quelques pièces et il m'a fait en retour un horrible clin d'œil.
Les autocars pour tous les coins de la terre étaient alignés sous l'auvent de la gare, ils faisaient ronfler leurs moteurs en avançant par petits à-coups sur leurs freins, pareils à des chevaux piaffant que leurs jockeys retiennent à grand-peine.
Ça criait de tous les côtés les destinations : Lo'Reye, lo'Reye ! Pataaamba ! Morelia ! Guadalajara, La Barca ! Carapa, Paracho, Uruapan ! Méééchico via corta ! A Páaatz-cuaro, a Páaatz-cuaro ! Lafrontera ! Lafrontera ! Des gens arrivaient toujours à la dernière minute. J'ai réalisé que par ces mêmes cars les habitants de Campos avaient fui vers le sud, après avoir entassé sur les toits leurs ballots et leurs provisions de vivres.
J'ai donné mon sac à dos au type accroché au marchepied, j'ai présenté au contrôleur mon ticket pour la frontière nord, via Aguascalientes, Zacatecas, Torreon, Chihuahua. Quand je me suis retourné, Dahlia avait disparu dans la foule de la gare. Elle m'a toujours dit : « Une chose dont j'ai horreur, c'est les adieux. » J'ai quand même essayé d'apercevoir sa silhouette, à travers la glace verte, et le chauffeur a fait grincer le levier des vitesses. Voilà. C'est fini. J'ai quitté la Vallée.
Sur les routes
ils sont le peuple arc-en-ciel. Ils roulent vers le sud, dans leurs camions, leurs autocars. Chaque jour, à l'aube, ils repartent. Ils voyagent par petits groupes, pour ne pas attirer l'attention de la police. Ils voyagent par des itinéraires différents.
Les premiers, avec à leur tête Hoatu, et Hannah, la mère des jumelles, ont pris la voie courte, par la route défoncée de La Piedad, puis l'autoroute par Salamanca, Querétaro, ils ont couché le soir même à Mexico. Les autres, Sheliak, Marhoata, et Véga qui ne trouvera son berger Altaïr que dans un songe d'une nuit d'été, ont voyagé dans les cars de deuxième classe, par Zacapú, Morelia, et le lendemain à travers la montagne, par Zitácuaro, Toluca. Les derniers partis, avec Oodham, Yazzie et Mara, vont dans le camion qui transporte le matériel et les provisions, ils sont descendus par les Terres chaudes, Nueva Italia, Playa Azul, vers Acapulco, Pinotepa Nacional, jusqu'à Tehuantepec et ils s'arrêteront à la baie de la Ventosa.
Ils sont séparés. Ils ne savent rien les uns des autres. Ils ignorent où ils se retrouveront.
Avant le départ, le Conseiller a vidé tous les comptes qu'il avait ouverts dans les banques de la Vallée : Banamex, Bancomer, Bancorural, Bancafresa, Banca Serfïn et Banco Chonguero. Campos ne vivait pas seulement de la fabrique de fromages et de la contemplation des étoiles. Anthony Martin, le Conseiller, savait ce qu'il faisait Les années passées à travailler pour un agent d'assurances en Oklahoma l'avaient préparé. Il a placé les économies des habitants de Campos dans des comptes à quatre cents pour cent, qui compensaient largement l'inflation. Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté ni de tentation, il avait inscrit tous les comptes sous un triple nom, le sien et ceux de deux membres, la clef ne pouvait ouvrir la caisse qu'avec le consentement des trois signataires.
Quand il a déchiffré les signes qui annonçaient la chute, le Conseiller a fait la tournée des banques pour transformer l'argent en dollars. Muni de son passeport gringo et de l'autorisation écrite de la Secretaria de Relaciones exteriores (Campos a été enregistré dès le début comme « ferme expérimentale »), le Conseiller a contourné tous les obstacles. Il s'est occupé des passeports, des visas, sauf pour Efrain qui voyage sans papiers.
La conversion en dollars était un détail. Les planteurs ont créé un pactole en dollars qui irrigue toute la Vallée. Chaque vendredi, avant midi, il faut les voir faire la queue devant les bureaux de change des banques, vêtus de leurs guayaberas roses et coiffés de leurs chapeaux à pompons, flanqués de leurs femmes et de leurs enfants. Puis remplir leurs cartables de la précieuse manne verte qu'ils iront pendant le week-end échanger à Miami contre des habits chic, des gadgets électroniques coûteux ou des implants dentaires. Toutes activités qui font naître assurément un sourire de dédain sur le visage des héritiers des haciendas.
Le Conseiller a réparti la petite fortune de Campos en parts. En fin connaisseur de l'âme humaine, il a distribué les parts les plus importantes aux femmes, parce qu'il sait qu'elles n'iront pas tout dépenser en quelques jours. Le seul qui n'ait eu droit à rien, c'est Efrain, celui que le Conseiller appelle The Estranged One, l'Égaré. Il ne croit pas à sa sincérité. Adhara a reçu en revanche une double part, une pour elle et une pour l'enfant qui grandit dans son ventre. Jadi sait qu'Efrain est le père, et qu'il ne s'occupera pas de l'enfant. Marikua et Sangor ont eu leur part, même s'ils restent dans la région. Marikua n'a pas de passeport, elle va retourner dans son village de montagne pour y créer une coopérative féminine d'élevage de champignons de Paris. Sangor a décidé de l'accompagner, il reprendra sans doute ses activités paramédicales dans un dispensaire. Ils ont décidé de se marier, après toutes ces années.
C'est ainsi que tout a commencé. Car, selon ce qu'a dit le Conseiller, cette date ne marque pas la fin du peuple arc-en-ciel, mais le début d'une nouvelle vie. La méchanceté, la cupidité et la bêtise les chassent de Campos, mais leur donnent la chance de trouver un autre domaine. C'est ce qu'il leur a dit, la veille du départ, en donnant à chacun ses dollars et le morceau du ciel qui lui revient. De son père français, le Conseiller avait hérité le sens de la mise en scène. Et de sa mère choctaw, il possédait l'humour impassible, la petite étincelle qui s'allume dans ses iris noirs.
Il a regardé le peuple de Campos s'échapper par vagues, à la manière des étourneaux.
Raphaël est resté avec Jadi. Il n'a pas suivi Oodham ni Hoatu. Christian et lui ont regroupé le bétail pour le vendre aux fermiers d'Ario. Il a distribué ce qui ne se vendait pas, les poules et les dindons, la récolte de mangues créoles, les cannes mûres, les épis de maïs. Ils ont procédé à cette distribution au nez et à la barbe de Trigo, qui affirmait que le domaine devait être restitué « dans l'état », c'est-à-dire avec tout ce qu'il contenait. Le notaire a quand même réussi à faire enlever par ses sbires quelques meubles, dont la petite chaise en bois sur laquelle Marikua s'asseyait le soir pour faire de la broderie.