Le soir même du départ, les Parachutistes et leurs enfants sont entrés dans Campos, pour piller ce qui restait. Ils se sont installés dans les « Maisons du ciel ». Jadi, Christian et Raphaël se sont réfugiés dans la tour d'observation.
Raphaël était hors de lui, mais le vieil homme ne paraissait ressentir aucune amertume. « Nous partons et eux arrivent, c'est ainsi que cela doit se passer. »
Croyait-il vraiment que Don Aldaberto Aranzas avait monté cette opération avec l'appui de La Jornada et des notables pour héberger des pouilleux ? Raphaël a haussé les épaules. Il lui tardait que la nuit se termine pour monter dans le premier car pour le Sud. Il a fini par se coucher par terre, la tête sur son sac, enveloppé dans son blouson pour ne pas sentir le froid, et Jadi a veillé sur son sommeil, comme la première nuit, quand il avait débarqué à Campos avec son père.
Ils se sont retrouvés à Palenque. C'est Efrain Corvo qui a donné le signal. Il est parvenu à faire passer le message aux voyageurs. Il laissait des mots dans les hôtels autour de la gare routière, le long de la route, à Veracruz, à Coatzacoalcos, à Villahermosa… Raphaël et Jadi ont retrouvé Hoatu et son groupe à Ciudad del Carmen. Hoatu était pâle et fatiguée. Elle avait pris froid sur le bac, par une rivière houleuse, sous le vent salé d'embruns. Très vite son rhume s'est transformé en pneumonie, elle disait qu'elle n'irait pas plus loin. Raphaël et Christian ont dû la porter jusqu'à la route, ils ont arrêté une voiture qui les a conduits jusqu'à Champotón, puis ils ont continué en car jusqu'à Campeche.
Ils se sont installés dans un hôtel minable, une grande chambre en demi-sous-sol, séparée du bar par un simple panneau de contreplaqué. Hoatu partageait la pièce avec Adhara et son gros ventre, les deux filleules de Jadi, Yazzie et Mara. Pour gagner un peu d'argent, Christian et Raphaël ont travaillé pendant la fin de la semaine au bar. Un médecin est venu ausculter Hoatu, et lui a vendu des capsules d'antibiotiques. Le dimanche soir, ils ont reçu un premier message, par un chauffeur routier qui s'est arrêté au bar : Votre ami brésilien vous attend à Palenque. L'homme regardait Hoatu d'un drôle d'air, cette belle fille enveloppée dans son châle, les cheveux emmêlés, les yeux brillants de fièvre. Christian avait peur qu'il ne parle à la police, et le lendemain soir toute la bande a pris le train pour revenir en arrière vers Palenque, À l'aube, ils sont descendus en rase campagne, et ils ont marché sur la route vers le village, Hoatu vacillante, les mains appuyées sur sa poitrine. Le soleil s'est levé, il s'est mis à faire une chaleur étouffante. Un peu avant d'arriver au village, ils se sont arrêtés à l'ombre d'un grand arbre pour que Hoatu se repose. Elle transpirait beaucoup. Elle refusait de passer une autre nuit dans un hôtel aussi minable que celui où ils avaient séjourné à Campeche. Elle disait qu'elle se sentait mieux. Elle voulait rejoindre le groupe près des ruines, dormir dehors. Elle a envoyé Christian aux nouvelles. Raphaël et Jadi sont restés avec les filles. Hoatu était allongée par terre, la tête contre un sac, au pied de l'arbre.
Vers la fin de l'après-midi, Christian est revenu. Il apportait des sodas, des empanadas, quelques mangues jaunes. Il avait retrouvé les voyageurs. Efrain Corvo avait négocié avec un fermier le droit de passer quelques nuits dans sa grange. On pouvait acheter des œufs, du lait, des biscuits dans les boutiques du village. Il y avait même un puits d'eau fraîche à côté de la grange.
Le soleil était près de l'horizon quand la petite troupe s'est remise en marche. A un moment, en s'éloignant du village, ils ont vu au-dessus des grands arbres vert sombre émerger les sommets des temples encore éclairés par le crépuscule, couleur de rose. Il y avait une haute tour en ruine, et Raphaël a pensé que ça ressemblait à Campos. Hoatu ne regardait rien. Elle marchait penchée en avant, les lèvres serrées, elle luttait contre l'épaisseur de l'air.
La grange et le champ fourmillaient de monde. A la troupe de Campos s'étaient joints des garçons et des filles habillés de façon étrange, avec des chemises de peón sans col, et des caleçons blancs, et chaussés de sandales à une seule lanière incrustée de perles de verre qui couvrait le bout des orteils. C'étaient des gens qu'Efrain avait ramassés, en route vers le sud. Pour le folklore, ils avaient accroché à la porte de la grange, en guise de drapeau, un grand zarape arc-en-ciel.
Jadi n'était pas content. Il a fait de la place dans la grange, il a décroché le zarape et il l'a étalé sur la terre, pour que Hoatu puisse se reposer. Mais il n'a fait aucun reproche.
La nuit, ils ont parlé de l'île où ils s'arrêteraient. Elle s'appelle l'île de la Demi-Lune, au large des côtes du Belize. C'est l'endroit que le Conseiller a choisi.
Oodham et Raphaël ont construit un feu à l'entrée de la grange, avec des brindilles ramassées au pied des arbres. Après le coucher du soleil, le froid de la nuit semblait sortir de la terre. Les insectes volaient dans tous les sens, se brûlaient aux flammes. Des papillons de nuit, et même des cafards géants et très rouges qui se prenaient aux cheveux des filles à la grande hilarité des garçons.
Sur le feu, Raphaël et Oodham ont fait cuire le dernier kamata nurhité, avec les feuilles séchées qui restaient, et la poudre de maïs. Mais le goût n'y était plus. En quittant leur pays, les feuilles avaient perdu leur pouvoir. L'humidité de la côte les avait fait moisir. Les garçons ont accompagné Efrain au village et ils sont revenus avec des litres de Coca et du pain Bimbo.
Sheliak parlait de l'île : « Là-bas, la mer est douce et claire, comme l'eau d'une rivière. Les poissons sont si nombreux qu'il suffit d'allumer un feu sur la plage et ils se précipitent hors de l'eau. » Sheliak aime reconter des histoires, les enfants étaient assis autour d'elle. Certains ne connaissent pas la mer, ils croient que c'est une étendue d'eau pareille au lac de Camécuaro où ils allaient se baigner au mois de mai.
Puis Sheliak a chanté en s'accompagnant de sa guitare, les chansons que Marikua lui a apprises, d'une voix suraiguë sur un rythme à treize temps, Clavelito, un air de la meseta tarasque, du pays des volcans et des pins oyamel, tout ce qui lui restait de la vie à Campos. Mais c'était aussi une chanson pour la route à parcourir, pour aller de l'avant, vers le sud, jusqu'à la terre nouvelle où ils pourraient tout recommencer.
Allongé par terre, les yeux tournés vers les flammes, Raphaël pouvait voir l'île, les bancs de sable, les vagues qui venaient mourir sur la plage, le frôlement des palmes. Seules interruptions à la musique de guitare, de temps en temps un insecte aveugle frappait les visages, un lourd cafard aérien traversait l'obscurité, ou bien quelque part dans les hautes herbes on entendait le crissement inquiétant d'un serpent. Et les chiens qui aboyaient.
Les journées étaient longues et vides. C'était du temps gagné pour Hoatu, des journées de repos avant de repartir. Chaque matin, Yazzie et Mara et les mères accompagnaient les enfants jusqu'aux ruines. Les enfants jouaient sur une vaste pelouse au pied des pyramides, ouf bien ils regardaient les touristes qui partaient par groupes à l'assaut des temples. Ils devaient former un spectacle inattendu, parce que certains des touristes prenaient en photo ces gosses hirsutes, brunis par le soleil, en train de faire des culbutes et des courses dans un des sites les plus prestigieux du monde.
Raphaël, Oodham et quelques autres garçons ont accompagné Efrain dans sa cueillette des champignons. Ils pensaient que le Brésilien parlait de champignons du genre de ceux que Marikua faisait pousser à Campos. Ce que cherchait Efrain n'avait rien de commun : c'étaient des sortes de filaments blanchâtres, terminés par une coupole bleue, qui poussaient sur les bouses de vache, au milieu des champs. Efrain les dégageait de la bouse précautionneusement avec une brindille. Il disait pour rire : « Ouro, puro Ouro ! »