Le soir, Efrain a fait cuire les champignons dans une poêle avec des œufs. Chacun des garçons a mangé un peu d'omelette, et c'est alors qu'ils ont compris. Un accès de fièvre d'abord, des frissons, et leurs sens tout à coup aiguisés. Raphaël a vu un géant, vêtu d'un grand pagne, le corps peint du même bleu que la coupole des champignons, le crâne extraordinairement allongé en arrière, ses yeux étirés et ses dents pointues appuyées sur sa lèvre inférieure. Oodham geignait, étendu par terre en chien de fusil, la bouche pleine d'écume comme s'il était victime d'un empoisonnement. Les autres garçons ne valaient pas mieux. Seul Efrain exultait. Ses visions à lui devaient être plus douces, parce qu'il était allongé dans l'herbe, les bras en croix, en proie à une érection monumentale. Des nuages passaient doucement sur son corps, un glissement caressant à l'échelle cosmique. Plus tard, il est revenu à lui, et il s'est vanté : « J'ai connu le ciel comme jamais votre gourou, j'ai fait l'amour toute la nuit avec le ciel. »
Raphaël et les autres garçons ont été malades, et au petit matin ils ont vomi ce qui restait de l'omelette derrière la grange.
Quand il a su ce qui s'était passé, Jadi est devenu furieux. Il est allé voir Efrain : « Tu dois t'en aller. Tu n'es pas digne d'être avec nous. » Il a insisté, avec une solennité inhabituelle : « Tu n'es pas digne. »
Le Brésilien n'a pas discuté. Il a dit, dans son sabir à moitié portugais, mais peut-être qu'il croyait parler elmen : « A caballosh ! A pié o a caballosh ! »
C'était un moment de flottement. Tout le monde n'était pas d'accord. Oodham et la plupart des jeunes garçons ne comprenaient pas la raison de cette rupture. Pour eux, Efrain était l'homme fort, son passé aventureux lui donnait une autorité. Il les rassurait. Tout cela pour une omelette aux champignons !
Après cet incident, le Conseiller s'est isolé. La journée a été morose, le vieil homme faisant camp à part sous un arbre, loin de la grange. Raphaël avait honte de s'être laissé entraîner. Il a admis qu'Efrain avait trahi sa confiance, qu'il ne pouvait plus faire partie du groupe. C'est Hoatu qui était devenue l'emblème du peuple arc-en-ciel. Sa jeunesse, sa beauté, la force de son amour. Elle était libre, même Christian n'avait aucun droit sur elle. Dès qu'elle aurait repris ses forces, c'est elle qui les guiderait jusqu'au terme de leur voyage.
Ils s'en sont allés, pareils à un vol de papillons blancs. Comme s'ils étaient invulnérables, indestructibles. C'était Hoatu qui leur donnait cette certitude. Le vieil homme les accompagnait, parfois il restait plusieurs jours sans prononcer une parole. Il s'asseyait sur un mur, il ressemblait à un mendiant. Personne ne le voyait.
Raphaël essayait de lui parler, il voulait l'aider. Mais lui ne répondait pas, ou à demi-mot. Une fois, il s'est emporté. Il a parlé durement à Raphaël : « Je vais avec vous, mais ensuite je retournerai chez moi pour mourir. » Voyant qu'il n'avait pas renoncé à son projet, Raphaël en ressentit de la tristesse. « Comment pouvons-nous trouver ce nouveau royaume si tu ne nous aides pas ? » Jadi est resté silencieux, puis il a dit : « C'est votre rôle maintenant. » Il s'est tourné, en s'enveloppant dans son châle, pour cesser toute discussion.
Le train de nuit les a emmenés vers l'est, A Mérida, ils se sont divisés en petits groupes, comme des familles, pour loger dans les hôtels du centre. Raphaël, Oodham, Yazzie, Mara et d'autres jeunes, à l'hôtel Catedral, sur la place. Jadi, Hoatu, Christian, Sheliak, la mère des jumeaux et les autres enfants, dans un hôtel de la rue Numéro 17. Efrain et son groupe, avec Adhara, à l'hôtel Mediz Bolio, près du jardin municipal. C'étaient plutôt des dortoirs que des chambres, avec des anneaux aux murs pour accrocher les hamacs. Mais les salles de douche étaient propres, et l'eau très chaude.
Le soir, Raphaël a emmené Oodham et les jeunes faire un tour sur la place. Pour quelques-uns, c'était la première fois qu'ils se trouvaient dans une grande ville. Ils regardaient avec étonnement les magasins éclairés au néon, les jardins de magnolias géants, les grandes avenues plantées de flamboyants. L'air était très doux, la foule circulait avec nonchalance. Cela ne ressemblait en rien à la violence de la Vallée, à ses cohortes de monstres sonores. Les orchestres de marimbas jouaient dans les rues, des filles flânaient en robes brodées, tandis que des étrangères déambulaient en shorts et T-shirts, avec des cheveux très blonds et les épaules rougies par les coups de soleil. Raphaël et Oodham pouvaient oublier les péripéties du voyage, l'inquiétude de l'avenir.
Comme ils discutaient en elmen, une des filles étrangères leur a demandé : « Quelle sorte de langue vous parlez ? Vous êtes canadiens ? » Raphaël a dit oui, comme si cela expliquait tout. Une langue d'un coin perdu du Québec, du côté du lac Saintjean.
Les filles les regardaient d'un air méfiant. Ils s'étaient douchés et shampouinés, et Raphaël s'était frotté au bâton déodorant, mais ils avaient encore l'air d'avoir passé des nuits sous les arbres, les habits poussiéreux et les joues salies de barbe.
Elles ont accepté quand même d'aller boire un jus d'orange à un poste sur la place, avec les garçons. Elles s'appelaient Rosie, Britney, quelque chose de ce genre. Elles étaient étudiantes à Minneapolis, elles faisaient le tour du Yucatán sur le pouce, pour le spring break. C'était exotique.
Raphaël se disait qu'ils pourraient facilement les emmener dans une chambre, faire l'amour et les oublier, comme avec les filles de Manzanillo et de Colima. En même temps, il ressentait une douleur, un vide au centre du corps. C'était à cause de ce qui s'était passé à Palenque, de la rupture et du silence du vieil homme.
Les filles les ont accompagnés à l'hôtel Catedral, elles ont jeté un coup d'œil à la chambre dortoir où tous les hamacs étaient suspendus. Ça les a fait rire, Rosie a commenté : « On dirait un nid de chauves-souris ! »
À l'hôtel Mediz Bolio, ils ont retrouvé Efrain et les dissidents du groupe. Leur hôtel était plutôt moderne, des cubes de ciment construits autour d'un patio. Pour échapper au ronflement des climatiseurs, les jeunes gens s'étaient installés dehors, sur des chaises en plastique. Au fond du patio, dans une cage crasseuse, une sorte de paon sauvage marchait de long en large en poussant des cris rauques. L'air était chargé d'une odeur douce, un peu sucrée, mélange de datura et de marie-jeanne.
Efrain les a accueillis avec une chaleur un peu excessive. Il faisait circuler un joint, et Rosie et Britney ont pris une bouffée. « Alors comment va le vieux ? »
Efrain savait que Raphaël aimait Jadi, il ne voulait pas en dire du mal. Il pensait que tout ça était un malentendu, qu'il fallait se retrouver. Il a dit dans son sabir : « Todosh unidosh ! » Il montrait ses mains liées par les doigts.
Au groupe d'Efrain s'étaient joints quelques-uns des jeunes que Raphaël avait vus à Palenque, des hippies en bermudas, des filles pâles vêtues de noir, les sourcils et les narines percés d'anneaux chromés. Des Nord-Américains, des Canadiens. Un Français aussi. Ils parlaient entre eux avec des voix très douces, ils ne disaient presque rien.
Efrain a expliqué qu'ils connaissaient l'île où le vieux voulait aller. Au large de Belize, sur la grande barrière. Les pêcheurs pouvaient les emmener avec leurs bateaux.