Efrain avait tout prévu. C'était lui qui voulait reprendre la main. Il ne l'a pas dit, mais il pensait que Jadi n'était plus le Conseiller, qu'il était devenu un vieux fou. Efrain prendrait sa place à la tête du peuple arc-en-ciel. Il serait le roi.
Ils vont vers le sud, toujours, sur la route qui longe la mer, vers Tulum. La route est blanche, elle tranche la forêt d'arbres rabougris, elle est encombrée de camions, de cars, de Volkswagen rouillées, de taxis peseros, d'autobus de tourisme qui portent des noms surréalistes, Parrot Tours, Mayalandia, El Indio Caribe, Old Pirates, Flamingo !
Dans les habitacles aux vitres couleur de lunettes de soleil, où souffle le vent froid des climatiseurs, les voyageurs se déplacent à cent vingt à l'heure. Ils occupent deux cars, dont Efrain a réservé toutes les places. Hoatu et Christian sont assis à l'avant du premier véhicule, Raphaël et Oodham à l'arrière, contre le moteur. Jadi est quelque part au centre, une silhouette grise au milieu de tous ces jeunes. Les enfants courent dans l'allée centrale, malgré les injonctions du chauffeur. Ou bien ils s'endorment pelotonnés les uns contre les autres, en suçant leur pouce.
À Felipe Carrillo Puerto, les cars se sont arrêtés un instant sur la place, contre la bouteille géante de Pepsi. Les chauffeurs mangent leurs tacos, boivent leurs sodas. Les voyageurs se sont assis par terre sur la place, à l'ombre des acacias rachitiques. Les enfants grignotent du pain Bimbo, se succèdent dans les toilettes publiques. À côté de la place, il y a une grande église en pisé, sans clocher, au toit en demi-cylindre qui ressemble à un abri anti-atomique. C'est le Balam Na, la forteresse construite autrefois par les insurgés Mayas Cruzoob. Raphaël est entré pour regarder l'intérieur. Le bâtiment est vide, sauf trois grandes croix en bois peintes en noir, dont l'une vêtue d'une robe de femme. Cela donne une impression de solitude et d'indifférence. Comme une forteresse au milieu du désert.
Jadi est fatigué. Il a pâli, c'est-à-dire que son visage de vieil Indien est devenu gris. Depuis le commencement du voyage, il souffre d'une douleur au côté, quelque chose qui serre son cœur et ses poumons. Il s'est assis dans l'herbe, le dos appuyé à un arbre, et Hoatu est à côté de lui. Ses habits sont usés, ses cheveux sont devenus ternes, sa barbe a poussé. Il a dit le matin même, avant le départ : « Je ne verrai pas la fin du voyage. » Il refuse le soda tiède que lui tend Raphaël. Hoatu lui lave le visage avec un mouchoir imprégné d'eau.
Ils ont tous changé. Ils ne ressemblent plus au peuple arc-en-ciel. Ils sont devenus une bande hétéroclite de vagabonds, hommes mal rasés, femmes aux cheveux emmêlés, aux yeux noircis par les mauvaises nuits. Seuls les enfants sont jolis. Ils sont insouciants. Ils sont hâlés par le soleil, les cheveux décolorés, les yeux rieurs. Ils font des culbutes dans le jardin, ils bavardent dans leur langage volubile où s'entrechoquent deux ou trois langues.
Hoatu aussi est belle. Ses habits sont tachés, son châle bleu est gris de poussière, mais son visage est lumineux, sa chevelure semble une soie noire, son rire est toujours aussi libre. C'est elle qui aide Adhara, elle caresse son ventre, masse ses reins.
La route du Sud est violente, elle est défoncée par endroits. Elle s'étire à travers la forêt. C'est une tranchée blanche où roulent des camions chargés de troncs ou de pierres. Sur les talus, les cadavres de chiens font des taches noires. Dans le ciel, à la verticale de la route, les vautours tournent en rond.
Raphaël pense que, sans Hoatu, ils auraient abandonné. Ils se seraient arrêtés quelque part, sur une plage, ils auraient attendu jusqu'à oublier. Ou bien ils auraient rejoint la bande d'Efrain, ils seraient devenus ses sujets, ivres, embrumés de marie-jeanne.
Ils sont entrés dans Chetumal à la nuit L'air était chaud, humide, bruissant d'insectes. Hoatu et Christian ont loué les chambres, dans deux hôtels à côté de la gare routière. Un quartier bruyant, une grande avenue occupée par des magasins hors-taxe. Des vitrines remplies de montres, de chemises, de cravates, de sacs à main, tous faux. La musique des bars et des voitures créait un roulement continu. Les jeunes gens étaient trop fatigués pour marcher, pour regarder la foule. Ils se sont couchés dans leurs hamacs, ou par terre. Raphaël est allé dans l'unique salle de bains, pour se doucher, mais quand il a tourné le robinet d'eau froide, ce sont des cafards qui ont jailli du tuyau.
Dans la nuit, Jadi a eu un malaise. Il est devenu froid. C'est Adhara qui s'en est aperçue, elle a appelé au secours. Hoatu s'est couchée contre le vieil homme pour le réchauffer. Puis le jour s'est levé, et la question s'est posée de savoir si on continuait le voyage. Jadi s'est mis debout, en titubant, il a dit qu'il se sentait mieux, qu'il n'y avait pas de temps à perdre. Alors la troupe est remontée dans les cars pour rejoindre la frontière.
Sur la route, quelques kilomètres après Santa Elena, Jadi a vu un panneau qui indiquait le village de Consejo, il a fait cette observation qui montre qu'il a gardé son sens de l'humour, il a dit que c'était une façon de leur montrer qu'ils allaient dans la bonne direction. Le soir même, la troupe s'est installée dans un vieil hôtel au centre de Belize, dans l'ancien quartier des esclaves.
La ville de Belize est devenue le terrain de jeu des enfants. Toute la journée ils courent dans les rues, du port au canal, et par le pont tournant jusqu'au Fort George.
Pour les adultes, la ville est bondée et étouffante, mais pour les jeunes c'est incroyablement drôle. Ruelles en pente vers la mer, placettes, maisons à balcons et rues à arcades, où se presse une foule bruyante, colorée : Antillais venus de la Jamaïque, ou d'Haïti, métis coiffés de panamas, filles en minijupes et dames opulentes, Mayas de la forêt sortis d'un bas-relief, Anglais roses qui sirotent leur gin aux terrasses des hôtels, qui disent à haute voix : « Isay, this is a tough country ! » Et les langages, l'anglais, l'espagnol, le maya, et cette langue créole qui résonne comme une musique, le bogo bogo venu d'Afrique, et quand il l'entend Raphaël a cette réflexion naïve : « Ils parlent elmen comme nous ! » Pas exactement, mais il lui semble qu'ils sont enfin arrivés dans un pays où tout se mélange, où tout est inventé.
Jadi ne bouge plus. Il passe sa journée dans la cour intérieure de l'hôtel, assis dans un grand fauteuil en bois noir. Depuis son accident cérébral, il ne marche plus. Il reste immobile, les mains posées bien à plat sur les accoudoirs du fauteuil, la nuque appuyée contre le haut du dossier. Il ne se plaint pas. Il ne parle pas, sauf de temps à autre pour demander, avec un geste, qu'on lui donne à boire, ou qu'on le porte jusqu'aux toilettes. Son visage est figé. Couleur de cendre, et ses cheveux qui tombent maintenant sur ses épaules sont mêlés de fils d'argent Sa seule coquetterie, c'est d'être rasé chaque matin par Hoatu.
Il a du monde autour de lui. Les enfants, les femmes, les fidèles. Hoatu passe beaucoup de temps à ses côtés. Elle est assise par terre, un bras posé sur le bras du fauteuil, elle tient sa main. Elle lui parle doucement, dans sa douce langue natale, ou bien en anglais. Elle parle de son île, qui doit ressembler à celle où Jadi a vécu pendant la guerre. Elle dit que là-bas tout pourra recommencer. Elle lui dit : Nous planterons dans le sable s'il le faut, nous mangerons la mer, et les enfants grandiront, ils apprendront d'autres chemins d'étoiles, ils deviendront des marins, des pêcheurs. Elle explique à Jadi qu'ils sont tous ses enfants. Qu'ils resteront avec lui pour toujours. Jadi ne répond pas. Hoatu sait qu'il entend tout ce qu'elle dit, elle le voit à son visage, à l'ombre d'un sourire qui passe sur ses lèvres.
Parfois viennent des visiteurs. Des gens de la ville, des hommes, des femmes, qui ont entendu parler du Conseiller, qui cherchent un réconfort, une bénédiction. Ils apportent des fruits, du pain, des bouteilles de soda. Ils posent tout cela aux pieds de Jadi, en offrande. Avec l'aide de Hoatu, Jadi passe ses mains sur leur visage, sur leur crâne.