Lui qui a toujours écarté toute idée de religion. Lui qui disait que nous touchons et que nous sentons la seule éternité, celle du monde. Qu'il n'y a pas d'autre vérité que celle de la matière, et que nous sommes, avec nos sentiments et notre conscience, une simple fraction de l'intelligence de l'univers.
C'est comme si cette grande cour carrelée de bleu et de blanc, au cœur de l'hôtel, ornée de ses caoutchoucs et de ses cactées, était devenue le centre du monde, et que Jadi assis dans son fauteuil en était le pivot.
Campos a été reconquis par Aldaberto Aranzas, grand bien lui fesse. Peut-être l'avocat a-t-il cru, en lançant cette guerre contre l'homme qui a créé la véritable Ourania, peut-être a-t-il imaginé qu'il allait capturer la magie du lieu, s'en imprégner et devenir invincible ? Et aujourd'hui, il se retrouve à régner sur un morceau de montagne aride, humecté par un filet d'eau, une source intermittente soufrée, où ne subsistent que des ruines, monceaux de pierre, murs de pisé fondus par la pluie, un jardin déjà envahi de mauvaises herbes, et les machines laissées autrefois par les jésuites, pompes au mécanisme faussé, moulins édentés, tuberie mangée par le vert-de-gris, pareils à des ossements rejetés par la terre.
Enfin, arrive le moment du départ pour
l'île de la Demi-Lune
Christian et Hoatu ont tout préparé. Ce qui subsiste de la troupe arc-en-ciel peut tenir dans deux bateaux de pêche. Raphaël et Oodham ont été chargés de réunir les provisions, essentiellement des boîtes de conserve et des sacs de riz achetés chez le Chinois, du lait en poudre, du savon, des allumettes, du pétrole lampant pour les réchauds, des bougies, des vaches à eau pour plusieurs semaines.
Les bateaux affrétés sont de vieilles barques en bois munies d'un moteur hors-bord à arbre long, aux voiles cent fois rapiécées. Une des embarcations s'appelle le Laughing Birdr piloté par un jeune du nom de Mario, l'autre le Wee Wee, dont le propriétaire est un vieux nommé Douglass. Les noms des bateaux et de leurs marins ont été une source d'hilarité pour les voyageurs. Ils ont quelque chose de pas sérieux, propre à conjurer l'angoisse.
Efrain et sa bande ne seront pas du voyage. Ils se sont installés dans des appartements meublés, dans le quartier du Fort George. Quand Raphaël est allé les voir, le groupe était dans le jardin, en train de fumer. Efrain s'est moqué de lui. Dans son jargon moitié portugais, moitié anglais, il lui a dit : « Vous êtes fous ! Qu'est-ce que vous allez faire là-bas ? Vous allez mourir de soif ! »
Raphaël n'a pas répondu. Pour une fois, Efrain n'a pas tort. Le prisonnier en cavale semble avoir réalisé son rêve à Belize. Il pense qu'ici il pourra glisser entre les mailles de la justice, fumer son herbe et vivre au soleil. Il n'a pas demandé des nouvelles d'Adhara ni du bébé qui va naître.
Les pêcheurs parient le créole, mêlé de mots d'espagnol. Ils ont un bon sens de l'humour. Quand les voyageurs sont montés à bord du Wee Wee, en passant sur l'échelle de coupée, les enfants se sont plaints de l'odeur de poisson. Le vieux Douglass a dit : « Fishman neba say i fish stink » (un pêcheur ne dit jamais que le poisson pue). C'était approprié.
Il a fallu porter Jadi, un devant, un derrière. Il est raidi dans son effort, son visage contracté. Raphaël et Oodham l'ont installé à l'arrière du bateau, le dos calé contre un rouleau de cordes. Adhara s'est assise à l'avant, les jambes repliées de côté, telle une figure de proue.
Malgré l'heure matinale, le soleil brûle déjà. Sur les quais, des gens se sont arrêtés pour regarder le départ. Des touristes prennent des photos. Christian a payé le voyage de retour, les pêcheurs doivent revenir dans dix jours. Personne ne peut imaginer ce qui se passera ensuite.
Les bateaux sont sortis de l'embouchure de la rivière à la force des moteurs, contre le vent. La mer est plate, tachée d'alluvions. Dès qu'ils sont au large, on entend le bruit de la grande barrière, une sorte de ronflement qui couvre le bruit des moteurs. Le Laughing Bird et le Wee Wee marchent de conserve, à vingt mètres l'un de l'autre. Sur le premier, Oodham est à l'avant, Jadi à l'arrière avec les enfants, et Raphaël est à côté du pilote. Sur le deuxième, Hoatu est debout à la proue, agrippée au filin du mât. Adhara assise juste derrière elle, et Christian et les hommes à la poupe, à côté des provisions sous une bâche trouée. Mario montre à Raphaël une grande terre plate à l'horizon : « C'est Turneffe. » Les deux bateaux peinent sous la charge, le clapot lèche leurs bords.
La traversée dure longtemps, dans la direction du soleil. La mer est vide, frisée par le vent, d'un bleu un peu gris. Les bateaux contournent les îles, on voit des cocotiers plies par le vent, des huttes de pêcheurs. Droit devant, les franges d'écume, là où s'ouvre la passe.
Avant d'y arriver, les pêcheurs ont hissé la grand-voile, des triangles usés, de toutes les couleurs, sur lesquels appuie le vent. Et soudain, c'est la passe, un entonnoir d'eau sombre, bordé par les déferlantes.
Tous les passagers sont debout pour regarder, sauf Jadi et Adhara. Le Wee Wee traverse en premier. Le soleil éclaire Hoatu en face et le vent gonfle sa longue robe blanche et secoue ses cheveux noirs. Elle est à cet instant d'une très grande beauté, Raphaël la contemple et pense à l'avenir. Les enfants sont penchés sur le garde-corps pour guetter l'instant où le premier bateau s'élance comme un oiseau hors du lagon pour plonger dans la mer bleu sombre. Jadi a les yeux fermés, le vent et la lumière font couler des larmes sur ses joues.
Le Laughing Bird glisse ensuite au ras du récif, dans un bruit de cascade, et lorsque le pilote remonte le moteur, tout le navire se met à trembler. Déjà le lac laiteux de la lagune s'éloigne. Des oiseaux blancs volent au-dessus d'eux, des goélands, des fous. Droit devant, c'est le chapelet d'îlots et de hauts-fonds sableux au bout duquel se trouve le phare. Les deux bateaux vont vers le récif courbe auquel s'accroche leur île.
C'est Hoatu qui nous guide maintenant. La première nuit sur l'île, elle a voulu que nous regardions le ciel.
Après un repas frugal, du riz et des haricots réchauffés au poêle à pétrole, elle nous conduit sur le versant au vent. La côte forme à cet endroit un abrupt de roches noires, rongé par des madrépores desséchés, où les vagues se brisent en formant de larges ondes concentriques. C'est le point de rassemblement des oiseaux, une foule piaillante et jacassante au crépuscule.
Hoatu se tient debout en haut de la dune, face au vent. Le soleil s'est couché d'un coup, la nuit monte derrière nous, de la terre ferme.
Déjà apparaît Sirius, suivi de la ceinture d'Orion. Les voyageurs sont assis sur la dune, ils ressemblent à des oiseaux. Les enfants fatigués ont creusé des nids dans le sable, entre les cocotiers, ils se sont endormis.
Raphaël et Christian ont porté Jadi jusqu'en haut de la dune, là où il peut voir la mer. Il ne parle pas. Est-ce qu'il pense à l'île de Hahashima, à la grotte où il s'est caché pour fuir la guerre ? Ou bien à la ville de Bordeaux où il a rêvé d'aller retrouver son père ?
Il sait maintenant qu'il ne retournera jamais chez lui, à Ronawa, sur la Canadian River.
Quand il est venu saluer les voyageurs, avant leur départ pour la Demi-Lune, Efrain a eu un mot cruel. Il a regardé Jadi, couché en chien de fusil sur sa couverture dans la chambre de l'hôtel. Il a dit : « Il va faire son trou dans l'eau. » Raphaël s'est mis en colère, ses yeux se sont remplis de larmes. Il était prêt à se battre mais Hoatu l'a calmé. « Il sera toujours avec nous. »