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À la tombée de la nuit, les oiseaux s'apaisent Ils s'asseyent dans les fourrés, non loin des voyageurs. On entend la mer, une respiration forte, lente, chaque demi-cercle de houle cogne le pied du récif et envoie une onde dans le corps des vivants.

La lumière rouge éclaire encore la dune, même après que le soleil a disparu. Hoatu ressemble à une statue de porphyre. Raphaël pense à la nuit avec elle sur le mont Chauve, au-dessus de Campos. Il se souvient de la chaleur de son corps, du désir qui s'était tendu en lui, du bonheur qui s'était ouvert, pareil à la lune, lorsque tout devait durer toujours, au début Maintenant il regarde Hoatu, il sent les battements de son cœur, mais c'est l'autre bout du temps, quand tout s'achève.

L'île est le bout du monde, au-delà il n'y a rien. Les enfants ont joué dans la mer, ils se sont baignés avec délices.

Mais les adultes sont fatigués. Ils savent que les provisions ne suffiront pas, qu'ils peuvent encore tenir une semaine, voire deux en se rationnant.

Beaucoup ont déjà pris leur décision. Ils vont retourner en arrière, dans leurs familles. Des parents les attendent des amis, des proches. On ne leur fera aucun reproche. On ne leur posera aucune question.

L'enfant d'Adhara va naître. Mais pas sur ce caillou aride, sans eau et sans ombre. Hoatu a réservé une place à Belize, à la maternité de Fort George.

Le Wee Wee sera là dans dix jours, pour l'emmener. Efrain s'est laissé attendrir, il a promis de s'occuper de la mère et de l'enfant.

Jadi va mourir. Peut-être qu'il n'aurait pas dû faire ce voyage. Pourtant, quand Raphaël le regarde, ce soir, il perçoit sur le visage du vieil homme une lumière. Allongé dans le sable de la dune, les jambes repliées dans la posture du fœtus, Jadi ferme les yeux sur la nuit qui envahit l'île. Il ne voit pas les étoiles. Il n'entend pas la mer, ni les cris brefs des fous qui ont commencé leur chasse nocturne.

Anthony Martin rêve.

Est-ce un rêve ? Il glisse entre deux nuées couleur de perle. C'est un lieu très doux, très calme, semblable à ce banc de sable qui avance sur la barre des récifs. Il est seul sur l'île. Les oiseaux blanc et noir volent au-dessus du récif, infatigables. Le grand-père de la nation diné parlait ainsi à Jadi des vautours. Il disait que certains d'entre eux sont des dieux, on les reconnaît parce qu'ils tracent leurs cercles très haut dans le ciel, et ils ne descendent jamais sur la terre.

Le vacarme de la guerre a cessé. A Okinawa, à Hahashima, il y a eu ce tumulte, les chasseurs, les B-29 qui lâchaient leurs bombes au phosphore, le tac-tac des mitrailleuses lourdes dans les collines occupées par l'ennemi. La fumée obscurcissait le ciel, et la nuit on voyait des lueurs rouges, pareilles à des couchers de soleil multipliés.

A présent, tout s'est éteint. Le temps qui était en morceaux, un sac de verre cassé en angles aigus, est devenu lisse et doux, couleur de perle.

Anthony Martin peut rêver. Il écoute les voix des enfants sur la plage, dans l'obscurité. Ils crient et jouent à se faire peur, et font s'envoler les oiseaux qui cacardent.

Anthony a retrouvé le temps de l'adolescence. Il sent près de lui sa fiancée, elle a un nom très doux comme son visage, elle s'appelle Alleece, un nom qui glisse, comme ses cheveux longs et noirs. Un nom pour éteindre la guerre, un nom de jardin et d'arbres.

Anthony sent sa chaleur, il lui semble qu'en étendant la main il pourra toucher sa nuque, laisser glisser sa main jusqu'à la courbe de sa hanche. Il sent l'odeur de ses cheveux, l'odeur de sa peau.

La guerre sera bientôt finie. Il va retourner chez Alleece, à Konawa. Les soldats sont partis. Du haut de la colline, à Hahashima, il voit les marins pousser à l'eau les dinghies et s'en aller à la rame sur l'eau claire du lagon, vers le SS Michigan mouillé au large de la passe.

L'île est un radeau paisible sur l'océan. Il n'entend plus que le bruit du vent dans les broussailles, dans les palmes, la rumeur de la mer sur le récif. Le soir, les oiseaux se rassemblent sur les roches noires à la pointe ouest de l'île. Le vacarme de la guerre les avait fait fuir, et maintenant ils sont de retour.

Anthony reste assis sur le rivage, sans bouger. Quand il a faim, il avance doucement en restant assis, de roche en roche. Les oiseaux le connaissent. Ils volent autour de lui en criant. Ils n'ont pas peur. Anthony est pareil à une vieille tortue maladroite, la tête rentrée entre les épaules, les jambes repliées. L'oiseau proteste quand Anthony prend l'œuf dans son nid et gobe le liquide épais, un peu salé. Parfois la femelle est si sûre d'elle que l'homme doit fouiller, passer sa main sous le ventre chaud. L'oiseau donne des coups de bec, juste quelques piques. L'oiseau est beau. Il a un œil noir qui brille sans tendresse, sans méchanceté. L'île est un monde clair, violent, non pas pour les hommes, un monde pour les oiseaux.

Parfois, à marée basse, Anthony marche sur le récif, pour pêcher des oursins, des coques. Il ne nage pas. Il plonge simplement son bras armé d'un fil de fer récupéré sur un blockhaus pour embrocher des oursins. Il casse leur carapace sur la plage, et il aspire avec sa bouche la chair couleur corail. Il boit l'eau de mer, puis il se rince avec l'eau des cocos.

En haut de la colline, il a trouvé des bassins d'eau saumâtre, frissonnante de mouches. Il baigne ses plaies, les blessures de la guerre et les furoncles causés par le sel.

Il dort dans le sable, à demi enterré, non loin des crabes. Lorsqu'il pleut, il se réfugie sous un abri de palmes. La nuit est froide, distante, silencieuse. Chaque nuit, avant de dormir, Anthony regarde les étoiles apparaître. Il lui semble que ses pupilles s'agrandissent, qu'elles laissent entrer en lui le fluide de l'espace.

Un jour, il découvre l'entrée d'une grotte au flanc de la colline. Dans la terre blanche envahie par les ipomées, il y a des corps desséchés, noircis. Ce sont des soldats morts pendant les bombardements. Leurs corps sont brûlés, cassés dans des postures grotesques. Les rats et les crabes ont mangé leurs visages, creusé leurs entrailles. Ce sont des ennemis, peut-être. Des hommes, rendus anonymes par la mort.

En s'aidant d'un tranchant de basalte, Anthony creuse la terre blanche, il ouvre une tranchée pour enterrer les corps. Il n'a mis aucune stèle, aucun bout de bois pour signaler la tombe. Dans quelques semaines, quelques mois, les lianes vont recouvrir la sépulture. Les soldats seront oubliés. Une liane rouge tresse une chevelure sur toute cette île. Anthony l'aime bien. C'est elle qui est vivante.

Parfois la solitude est trop grande. Anthony s'assoit à la pointe ouest, il regarde l'horizon. Jamais rien ne vient. Il pense à Alleece, à leur fils qui est né pendant son absence. Il parle la langue des oiseaux, il roule les r et roucoule, il fait claquer les consonnes, il geint, il gémit, il crie, Yaa ! Yaaak ! Éiiiio ! Éiiiah ! Et les oiseaux l'entourent et lui répondent.

Jadi est de retour dans l'île. Sous le ciel gris perle, face au soleil qui plonge dans la mer. Pour des jours, des nuits sans nombre. Les enfants sont là, Alleece aussi est venue, elle a le corps ferme de la jeunesse. Il entend sa voix, la voix des enfants. Ils sont revenus. Même les oiseaux sont de retour. Ils sont assis dans les fourrés, sur la plage. Anthony entend leurs voix qui appellent Les tout-petits, qui ont un piaillement si doux.

Anthony Martin est mort à l'aube, sans avoir repris connaissance. Il a cessé de respirer. Le caillot qui avait obstrué son cerveau a arrêté son cœur.