Hoatu s'est réveillée, elle a touché le vieil homme, elle a senti sa main froide comme aucune chose vivante. Elle n'a pas été étonnée. Depuis des jours, Jadi ne mangeait plus, ne buvait plus. Elle le langeait comme un petit enfant, elle le baignait avec l'eau des cocos.
La nouvelle a été connue de tout le monde très vite. Le soleil n'était pas encore tout à fait levé que déjà les femmes et les enfants venaient, à tour de rôle, regarder le Conseiller et baiser son visage.
Adhara était effondrée. Elle seule n'a pas osé approcher. C'était à cause de l'enfant qui s'était retourné dans son ventre, qui appuyait ses pieds sur son diaphragme pour sortir. Son poids l'empêchait de bouger. C'est la vie qui est lourde. La mort est légère, elle est pareille à du vent.
Christian, Oodham et Raphaël ont porté le corps de Jadi sur la plage, du côté sous le vent. La journée était belle, la mer lisse, bleu le lagon. La première vedette de touristes n'allait pas tarder. En général, ils n'accostent pas. Ils restent mouillés près de la grande barrière, pour plonger. Ou bien ils vont vers le phare, pour regarder le grand trou sombre au milieu du lagon, et les pêcheurs leur racontent mille sornettes sur le poisson géant qui y habite, ou sur le tunnel sous-marin qui communique avec une pyramide maya disparue dans un séisme. Les pêcheurs ont la marie-jeanne inventive.
Les hommes ont commencé à construire le bûcher. Jadi n'a jamais parlé de sa mort, ni de sa sépulture, mais chacun sait qu'il serait content de brûler sur cette plage et de s'envoler dans le vent de la mer.
Il repose sur le dos, les mains croisées sur son bas-ventre, les jambes bien droites. Son visage de vieux coureur des bois est tourné vers le ciel, les paupières fermées.
Chacun a apporté des noix de coco. Les coques séchées, vidées. C'est ainsi qu'à Campos on cuisait les briques d'argile, à l'intérieur d'une pyramide de cocos. Jadi est au centre du four. Pour étayer la pyramide, Hoatu et Yazzie ont disposé des bois flottés ramassés sur la plage. Les enfants ont bourré les interstices avec de la laine de coco.
Les plus grands s'activent, mais les petits courent autour du bûcher en riant. Jadi aimerait cela. Il a toujours dit que la mort n'était pas triste.
Quand la pyramide a été terminée, Christian a versé du pétrole sur la laine de coco. Il a mis le feu méthodiquement, aux quatre coins, comme pour une flambée joyeuse.
Au début, les cocos ne brûlent pas très bien, à cause du sel. Ils font une fumée blanche qu'on doit voir à vingt kilomètres, jusque dans le port de Belize. Après un moment, le brasier dégage une telle chaleur que tout le monde doit s'éloigner de la plage et se mettre au vent, en haut de la dune.
Les oiseaux, un instant inquiétés, sont revenus. Ils planent au-dessus du lagon, traversent la fumée, continuent à chercher leur nourriture. Seuls les moucherons sont indisposés. La plage sous le vent, c'est leur domaine. Ils tourbillonnent près du four, sans comprendre. Ils en oublient de piquer les enfants.
Le bûcher brûle tout le jour, jusqu'au soir. Sans bruit, sans flamme. Aucun touriste ne s'est approché, cela aura été le plus grand signe de respect que le Conseiller aura reçu dans sa vie.
À la nuit, le bûcher brûle encore, mais en une nappe de braises rouges auxquelles le vent arrache des étincelles. Demain, il faudra écarter les cendres, enterrer les os.
C'est une nuit sans lune, à regarder les chemins d'étoiles. Mais personne n'en a l'envie. Les enfants sont fatigués, brûlés par le soleil, enfiévrés par le brasier. Hoatu, Christian ont préparé un repas, du riz et un bouillon d'algues. Seul luxe, une grande boîte d'ananas en tranches.
Il ne reste de provisions que pour quatre ou cinq jours, une semaine tout au plus. Personne ne peut dire quand le bateau va revenir. Le Wee Wee a eu une avarie, c'est ce qu'a raconté le vieux Douglass lorsqu'il est venu apporter du ravitaillement et de l'eau douce la semaine passée. Ou bien c'est Mario qui a été saisi avec son bateau, pour cause de trafic de marie-jeanne. Raphaël dit que si le Laughing Bird ne se décide pas, il faudra faire du feu jusqu'à ce que la police vienne.
Après le repas, chacun a fait son nid dans la dune, dos au vent, pour passer la nuit. Raphaël regarde la braise étinceler dans le vent jusqu'à ce que ses yeux s'écorchent. Il ne pense à rien. Il ressent la chaleur du foyer sur son visage, sur ses mains. Il écoute les vagues qui tombent l'une après l'autre, comme naguère sur la plage de Manzanillo, venues du bout du monde.
Vers le milieu de la nuit, les fous se réveillent et se lancent dans la mer à l'aveuglette. Il entend les petits caqueter, et plus près, mais il ne sait où, le bruit d'une respiration qui ahane. Il comprend que c'est Hoatu et Christian qui font l'amour dans la dune.
C'était le début de la débandade.
Pour commencer, le Laughing Bird n'est jamais revenu. Le vieux Douglass a simplement oublié. Après trois semaines, les voyageurs sont devenus des naufragés. La tempête a soufflé sans discontinuer, après la mort du Conseiller. Des rafales de vent et de pluie qui ont transformé la mer en furie verte. Plus aucun bateau de plongée ne s'approchait, Adhara soufflait et souffrait sous son abri de feuilles. La naissance de l'enfant était imminente, Hoatu avait préparé l'arrivée du bébé en recueillant de l'eau de pluie dans les vaches à eau, et du linge propre. Elle affirmait qu'elle avait fait cela, jadis, quand elle était enfant, à Tahiti.
Puis les secours sont arrivés, une vedette montée par des gardes-côtes béliziens en costume kaki à l'anglaise. C'est Efrain qui a donné l'alerte depuis l'île d'Ambre.
À cause de la houle qui entrait dans le lagon, les policiers ont mouillé à distance raisonnable, et ils ont mis un dinghy à l'eau. Ils ont d'abord évacué Adhara et les enfants. Un peu plus tard après midi, une autre vedette un peu plus grande a recueilli le reste des voyageurs.
Le commandant s'est adressé à Hoatu.
« Vous ignorez que l'île est un parc national pour la préservation des fous à pattes rouges ? »
Hoatu ne répondait rien, alors il s'est tourné vers un des marins, et il a grommelé en créole, mais c'était parfaitement compréhensible : « Foutus touristes. »
Adhara et les enfants ont été internés à l'hôpital de Fort George. Les enfants souffraient juste de déshydratation et de diarrhée causée par l'eau saumâtre. Mais pour Adhara, c'était plus sérieux. Le bébé n'était pas bien placé. Il fallait une césarienne. Le chirurgien était un ancien militaire britannique, assez rouge, avec des favoris à l'ancienne. Quand la sage-femme a montré le bébé à Adhara, elle a pensé dans son état narcotique que c'était le fils du toubib, parce qu'il était aussi rouge et ridé que lui. Ensuite elle l'a couché sur sa poitrine, et il a commencé à téter goulûment.
« Comment il s'appellera ? » a demandé le chirurgien. Adhara n'a pas osé « Adam », alors elle a répondu « Primo », parce que c'était son premier enfant.
Efrain est venu le lendemain de la naissance, il a rempli les formulaires de l'état civil. Avec les jeunes de son groupe, il a décidé de rester dans le pays. Il voudrait monter un restau de palapa sur la plage, avec des hamacs pour les hippies de passage. Il s'est associé à un pêcheur de l'île d'Ambre, il pourrait acheter un bout de dune en fidéicommis avec Adhara. Chacun aurait sa part. Il a dit à Raphaël : « De l'or, là-bas. De l'or ! » Il a dit aussi, dans son elmen bancal : « Fini, plus courir pour Primo, o Pri-meiro. » Adhara a choisi de rester, de tenter l'aventure avec lui, suscitant la consternation générale.