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Hoatu a décidé de repartir vers le nord, avec Christian et ce qui reste du peuple arc-en-ciel. Mara, Sheliak, Vega et ses filles, Hannah, Merced, Oodham et Yazzie qui se sont mariés officieusement sur l'île de la Demi-Lune. Qui sait jusqu'où ils iront ? La saison de la pêche a débuté dans la mer de Bering, il y aura du travail pour tout le monde dans les usines de conserves, aux îles Aléoutiennes. Christian dit que là-bas on peut habiter dans des maisons en bois sur la plage, on est au bout du monde, avec l'océan pour jardin. Ça sera une façon de réaliser le rêve du Conseiller.

Raphaël Zacharie n'est pas parti avec les autres. Quelque chose s'est défait en lui, sur l'île, à la mort de Jadi. Depuis une cabine longue distance, il a téléphoné chez lui, à Rivière-du-Loup. Il a appris que son père était sorti de prison, qu'il s'était désintoxiqué. Il a envie de revoir son pays natal, malgré les mauvais souvenirs. Il va lui aussi remonter vers le nord, mais par un autre chemin, en revenant sur ses pas, en car, en train, ou sur le pouce. Il travaillera en route. Il songe sérieusement à acheter un lot de jouets en plastique chez les Chinois pour les revendre sur les marchés. Noël approche, c'est le bon moment pour se faire un peu d'argent. Il pense aussi aux filles qu'il rencontrera le soir, sur les places des villes, sous les magnolias. Ça fait briller ses yeux. Il pense peut-être aux amitiés qu'il va nouer en cours de route. Tel ce Français, très brun, l'air naïf, qui lui ressemblait comme un grand frère et qui recueillait des échantillons de terre partout où il allait. Ce garçon, comment s'appelait-il ? Daniel, c'est cela, Daniel, se dit-il.

Dans le hall de l'hôtel Colonial, tout le monde est réuni pour la dernière soirée. Christian et Oodham sont allés à la gare réserver des places dans le car pour la frontière. Hoatu trône sur le fauteuil de bois noir où Jadi a passé ses derniers moments, avant d'aller mourir sur l'île. Elle est vêtue d'un paréo qu'elle a attaché entre ses cuisses à la mode maohie. Elle est dans sa pose préférée, le buste un peu alangui sur l'accoudoir, la jambe gauche repliée sous la cuisse opposée. Elle vient de se baigner, ses cheveux sont encore emmêlés. À travers le coton blanc de son T-shirt, ses bouts de sein font deux taches sombres. Elle sourit, l'air paisible et déterminé. Elle fait signe à Raphaël de s'asseoir à côté d'elle, à ses pieds. Elle sait qu'il vient lui dire adieu. Elle caresse ses cheveux, et il appuie sa tête contre sa cuisse. Il respire l'odeur de son corps, un parfum de savon et de peau acre qui le fait tressaillir. Il se souvient de la nuit sur la montagne caillouteuse au-dessus de Campos. Il y a si longtemps que c'est comme s'il l'avait rêvée.

Il ne veut pas se séparer d'elle. Hoatu lui parle doucement, à voix basse et grave. Ils sont seuls dans le hall de l'hôtel, tous les autres ont disparu. Elle parle de Jadi. « Il aurait dit la même chose, tu dois t'éloigner, vivre ta vie sans nous. » Sans toi, pense-t-il. Et elle répond : « Même si tu es loin, Pipichu, tu es avec moi, chaque jour, chaque seconde. » Il a envie de pleurer, mais elle dit encore : « Nous nous retrouverons. » II s'en souvient, c'étaient les paroles de Jadi, au moment où ils ont quitté Campos.

Le lendemain, de bonne heure, Hoatu donne le signal du départ. Elle a maintenu le décorum. Pour marcher jusqu'à la gare, elle s'est habillée avec sa longue robe blanche, elle a mis une fleur de tiare dans sa chevelure noire bien peignée. Elle a ôté ses sandales et elle marche pieds nus comme chez elle, à Raiatea. Le car les emmènera sur la route de l'Ouest, vers Belmopan, Benque Viejo, jusqu'au lac de Flores. Christian raconte aux enfants la grande forêt où se dressent les tours de Tikal, du haut desquelles les anciens Mayas scrutaient le ciel nocturne. Il leur parle aussi du fleuve Usumacinta, qu'il faudra franchir sur des radeaux si grands que les camions peuvent y flotter.

Il y a un parfum de légende. Tout le monde est impatient de partir, personne n'a vraiment dormi cette nuit. Malgré les défections, les enfants de Jadi ont rempli un car entier.

Lili de la lagune

je t'ai cherchée comme si ma vie en dépendait.

À Juárez, dans les quartiers de la banlieue ouest, sur les pentes des collines sans arbres, Colonia Cémentera, juste derrière la cimenterie Chihuahua, Colonia Enrique Guzmán, Colonia Division del Norte, Colonia Tierra y Libertad, Colonia Zacatecas, Colonia Cuauhtémoc, Colonia El Mirador où vivent les Indiens tarahumaras. Les routes de terre sinuent entre les rochers, au milieu des cahutes. Du haut des collines, Lili regarde la ligne de la frontière qui longe le fleuve et finit par se perdre au loin dans le désert De ce côté, la ville est immense et confuse, grise et brune, chaotique, elle pense que cela ressemble à un grand plateau de lentilles mêlées à des cailloux et à de la terre, où on voit courir sur leurs chemins des insectes énervés, infatigables. De l'autre côté de la frontière, c'est un jardin : rues rectilignes, immeubles de verre, rubans lisses des autoroutes, parcs et piscines, et tout ce vert, le vert des arbres, le vert du gazon, jusqu'à lui donner la nausée.

Depuis combien de temps Lili est dans cette ville ? Quand elle a débarqué de l'autocar, elle n'est pas restée dans le centre, elle s'est méfiée des hôtels, de la place, des bars de la Calle Diablo. Le Terrible a juré qu'elle ne s'échapperait pas. Elle sait que les pièges sont tendus, tout le long de la frontière. Elle est allée loin du centre-ville, elle a loué une chambre dans une vivienda de la Colonia Division del Norte, en haut d'une colline.

Quand la police a arrêté le Terrible, cela faisait deux jours que Lili était enfermée dans une chambre, dans une maison de la Vallée. Une pièce à l'arrière d'une cour, près des cuisines, sans fenêtre, avec seulement un rai de lumière qui passait sous la porte en fer. Le premier jour, le Terrible est entré dans la chambre et il l'a battue posément, sans prononcer une parole. Sa main épaisse allait et venait, et les bagues de ses doigts enlevaient de la peau, sur les lèvres de Lili, sur ses joues. Elle n'a pas crié. Elle n'a pas supplié, elle n'a pas demandé pourquoi. Elle pensait qu'elle allait mourir.

Les filles des Jardins savaient qu'elle voulait s'en aller, qu'elle avait caché son argent, ses économies transformées en billets verts achetés un par un au marché noir, et qu'elle partirait de l'autre côté, pour toujours. Ce sont elles qui l'ont dénoncée.

La main du Terrible allait et venait sur les joues, sur la bouche de Lili, jusqu'à ce qu'elle tombe en arrière et qu'il s'arrête, moins par pitié que par fatigue, et parce que le sang avait taché sa chemise de cow-boy à boutons de nacre. Lili est restée dans la pièce obscure, sans bouger, couchée par terre en chien de fusil, sans manger, sans boire. Le troisième jour, elle a entendu une voix qui lui parlait à travers la porte, une voix aiguë de jeune fille, ou de vieille femme. Quelqu'un grattait à la porte en fer comme un chat, répétait : « Tu m'entends ? Tu es vivante ? » Lili a rampé jusqu'à la porte, elle a appuyé sa bouche tuméfiée sur le métal, elle a réussi à articuler le mot police, elle a promis n'importe quoi, un billet, vingt dollars, cent dollars, elle pensait que l'autre la croirait, elle savait ce qui se disait dans les Jardins au sujet de l'argent qu'elle avait caché. C'est Don Santiago qui a appelé la police. Le vieux soldat bourru dans le fond était un tendre. Peut-être qu'il était amoureux de Lili. Ou bien il avait un contentieux avec le Terrible.

Les policiers ont arrêté le Terrible dans un bar de la Zone. Le soir même, ils ont ouvert la porte de la chambre, et Lili est partie dans la nuit. Elle n'a pas voulu aller à l'hôpital. Elle a bougé une brique de ciment dans le mur de la maison de Doña Tilla, sans dire un mot à la vieille qui somnolait sur sa chaise. Elle a pris les rouleaux de billets, et elle est partie. L'autocar pour la frontière l'a emmenée vers le nord, sur la route de Torreón. À l'aube, elle a vu le soleil se lever sur le désert.