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La frontière, c'est une membrane poreuse qui aspire, refoule, à chaque heure, à chaque seconde. La vivienda où Lili a loué une chambre est à flanc de colline, dans un lotissement où les maisons en dur ont remplacé les cabanes en planches et carton goudronné. Les pièces sont construites autour d'une cour en terre battue où se trouvent la cuisine et la fosse d'aisance. Les chambres sont en blocs de ciment chaulés, le sol en briques crues. Il y a une petite fenêtre armée de barreaux, des meubles sommaires, un crucifix accroché au mur au-dessus du lit. C'est propre, tranquille. Cela coûte trente dollars par mois, payables d'avance. Les propriétaires sont un couple ordinaire, entre quarante et cinquante ans, avec trois enfants. Les locataires sont des femmes jeunes et célibataires, sauf une qui a un enfant en bas âge. Ce n'est un mystère pour personne : toutes sont candidates à l'émigration. Quelques-unes travaillent en ville, comme femmes de ménage, ou chez Phillips dans le Parc Industriel, ou encore dans les ateliers de textile. Chaque fois, Doña Angela, la propriétaire, leur donne le même conseil : « N'allez pas dans les bars, ni dans les dancings, n'allez pas dans le centre la nuit, sinon vous vous retrouverez au Lote Bravo, là où les filles sont enterrées avec un sac-poubelle comme linceul. »

Elle sait bien pourquoi les filles sont là, ce qu'elles attendent. Mais elle ne veut pas entendre parler de coyote, de passeur. Chaque matin, quand elles ont du temps libre, les filles vont faire la queue à la frontière dans le bâtiment de l'immigration américaine, avec leurs papiers, leurs lettres, leurs soi-disant contrats de travail. Chaque midi, elles sont refoulées. C'est la membrane qui fait son travail.

Lili ne se présente pas au poste frontière. Si le Terrible a placé des yeux et des oreilles quelque part, c'est bien à cet endroit. Elle se méfie de tout. Même les officiers de la douane lui paraissent suspects.

Elle reste dans la maison de Doña Angela, toute la journée. Elle attend. Les enfants de Doña Angela l'aiment bien, surtout le plus jeune, un petit garçon de huit ans environ, appelé Norman. Il a montré à Lili sa ménagerie, dans une cage au fond de la cour. Trois gros lapins qu'il a appelés Cheli, Drinn et Lola. Il a décidé qu'un des lapins était une fille. Il les nourrit avec les épluchures et les restes de tortillas. Il n'a pas l'air de comprendre que les lapins finiront tôt ou tard dans la casserole de Doña Angela, en ragoût.

Le soir, quand la lumière décline, Lili sort de la maison avec Norman. L'air est doux, c'est l'heure où le vent cesse de souffler dans la vallée, et la poussière retombe. Le coucher du soleil est très rouge. Ils vont s'asseoir à côté de la maison, sur un monticule de sable qui domine le rio Bravo. Ils regardent la nuit avancer. Les filles de la vivienda viennent les rejoindre, elles s'asseyent par terre. Il y a Maru du Sud, Elena de la capitale, qui travaillent à la cimenterie. Belen, une toute jeune fille que Lili aime bien, fraîche et drôle, habillée d'un T-shirt à l'effigie de l'usine où elle travaille, la Thompson, un chevron blanc sur cercle bleu plaqué sur ses petits seins. C'est avec elle que Lili a décidé de passer. Belen a trouvé un coyote qui leur fera traverser le fleuve sur un bateau pneumatique, sous le pont des Amériques.

Toutes parlent, et fument des cigarettes de contrebande, en buvant des bières. Elles viennent ici pour admirer la ville qui s'allume de l'autre côté du fleuve. Doña Angela et son mari les rejoignent parfois, ils s'asseyent sur des chaises pliantes, au bord de la falaise et ils restent à regarder. C'est assez féerique. Petit à petit les rampes de lumière brillent le long des routes, avec des couleurs orange, ou bleues. Les immeubles s'illuminent d'un coup, grands panneaux blancs, jaunes. Vers le centre, une banque est éclairée par des projecteurs verts. En haut des immeubles, les enseignes clignotent, vacillent. Doña Angela les connaît par cœur. Elle lit les noms à haute voix, pour les filles. « Super Eight, La Quinta, à côté de l'aéroport, Holiday Inn, et là, au centre, les banques, First National, et Wells Fargo, le grand café Central, et à gauche des douanes, le Camino Real, le plus bel hôtel d'El Paso, et tout en haut de l'hôtel c'est le restaurant Le Dôme, où les gens riches vont danser, et là, cette lumière rouge, c'est le toit du McDonald's. » Doña Angela soupire, elle a promis à ses enfants qu'un jour elle les emmènerait manger au McDonald's, pas comme celui de Juárez, un vrai avec les tables en plastique blanc et rouge, les serveuses en costume, et des balançoires et des toboggans dans le jardin.

Les filles parlent de leur vie, de leurs aventures. Elena raconte qu'à l'usine Levi's elle a dû passer un test pour prouver qu'elle n'était pas enceinte. Elle a acheté pour dix dollars un échantillon d'urine à une de ses collègues, pour cacher qu'elle attend un bébé. Les autres parlent des contremaîtres qui les regardent se déshabiller dans les douches, des filles qui ont été enlevées par les macs à la sortie des usines, et qu'on n'a jamais revues. Elles racontent aussi des choses drôles, des histoires d'amoureux transis, qui leur font passer des billets doux, des bouquets de fleurs. Belen parle du garçon qui l'attend de l'autre côté, il s'est engagé dans l'armée pour avoir un permis de séjour, elle ira le rejoindre au Colorado. Elle fait circuler sa photo, les filles la regardent à la lumière d'un briquet, un gosse très brun, les cheveux à ras, son cou large serré dans la veste sans col des aspirants.

Une nuit, Belen vient frapper doucement à la porte de Lili. C'est maintenant, paraît-il. Le cœur battant, elles se glissent dehors, sans faire de bruit. Elles emportent juste ce que peut contenir leur sac à main, des papiers, des slips de rechange, des tampons, leur rouge. Belen emporte une médaille miraculeuse, Lili a caché ses billets verts dans un sac en plastique qu'elle a attaché à son bas^ventre avec des sparadraps. Sur la route de terre, un peu plus bas, un taxi les attend. A l'avant, à côté du chauffeur, il y a un homme maigre, au visage fourbe, coiffé d'un chapeau de cow-boy. C'est lui le passeur.

Près du pont, ils descendent du taxi. Les filles suivent le passeur à travers un déversoir dont la grille a été fracturée. Cela sent l'égout, une odeur d'eau morte, terreuse. Le conduit débouche sur un glacis en béton, à la verticale du tablier du pont. Il y a des projecteurs, la lumière est crue, d'un jaune violent qui fait battre le cœur des filles. L'homme a mis le pneumatique à l'eau, et sans une parole, il pousse les filles, les fait agenouiller dans le fond du radeau. Doucement, il pagaie pour ralentir la dérive. Le fleuve est immense, l'autre rive paraît au bout de l'horizon, avec son quai de béton, ses grilles, ses miradors. Il n'y a pas de bruit, cela se passe juste avant l'aurore, à l'heure où même les chiens dorment. Juste un grésillement, dans un projecteur sous le pont. L'eau du fleuve est puissante, elle tourbillonne, envoie des vagues, le passeur s'arc-boute pour empêcher le radeau de tourner en rond. Quand ils touchent l'autre rive, il leur fait signe de sauter dans le fleuve. Lili sent l'eau froide traverser ses habits, entre ses jambes, elle pense à la pochette fixée à son ventre, mais elle se garde d'y porter la main pour ne pas attirer l'attention. Les filles marchent jusqu'à la rive, elles s'accrochent aux branches bloquées contre une pile du pont. Le passeur a donné ses instructions, elles doivent attendre qu'il soit retourné avant de grimper sur le glacis. Il glisse sur le fleuve, puis l'ombre le cache. Alors elles s'élancent, sans s'arrêter, sans regarder, elles montent à quatre pattes la pente, elles franchissent le grillage là où un pan a été écarté, le passage est si étroit qu'elles doivent s'aplatir à terre. Elles sont sur la route, devant des immeubles vides. Cela ressemble à une ville en ruine, il n'y a pas d'enseignes, pas de couleurs. Elles marchent lentement sur les trottoirs, en rasant les murs, avec leurs habits qui leur collent à la peau, leurs sneakers qui clapotent. Elles grelottent Elles cherchent un café ouvert, du côté de la gare routière. Un endroit où elles pourront se laver, remettre du rouge à lèvres, peigner leurs cheveux emmêlés, essuyer la terre qui tache leurs jeans et leurs T-shirts. Attendre le jour.