Juan Uacus, à qui j'ai téléphoné via la cabine longue distance d'Arantepacua, m'a dit qu'il avait vu Don Thomas quelques jours auparavant. Il va bien, sauf qu'il a pratiquement perdu la vue à cause de son diabète. Il paraît qu'il a parlé de moi et a dit à Uacus qu'il s'attristait de ne pas recevoir de lettres. J'ai réalisé qu'il a à peu près l'âge du Conseiller au moment de son expulsion de Campos. Il m'a semblé que, d'une certaine façon, il y avait un lien logique entre l'aventure de l'Emporio et celle de Campos.
Je marche sur la plage verte, en portant Cattleya sur mes épaules. C'est la fin du jour, les vagues tombent mollement sur le sable. Un vol de pélicans est passé au ras de l'eau, une escadrille lourde qui avançait en caquetant, et j'ai couru le long de la plage en tenant Cattleya par les mains, et elle riait aux éclats. La rumeur de la ville de San Juan nous parvient en un grondement assourdi, cela pourrait être aussi bien le bruit de la mer en train de ronger les récifs.
Cattleya est la dernière adoptée par Dahlia. Sa mère est morte à l'hôpital quand elle avait dix mois. Les prises de sang ont révélé qu'elle était atteinte elle aussi. De son vrai nom elle s'appelle Catalina, mais Dahlia a choisi de lui donner un nom de fleur, peut-être en souvenir de l'amour de Swann et d'Odette que je lui avais fait lire quand nous habitions ensemble. Elle est aussi brune que la fleur est blanche, mais je trouve que le nom lui va bien. Elle est pleine d'amour. Elle a quatre ans, une drôle de frimousse et une tignasse toute frisée. Elle m'a tout de suite adopté. Elle m'appelle son oncle Dani. Chaque matin, je viens la chercher à la maison de Loíza, et je l'emmène au bord de mer. Je lui montre les oiseaux, nous ramassons les coquillages laissés par la marée. Au début, elle court dans le sable en criant, et au bout d'un moment elle se fatigue, et je la juche sur mes épaules. Et puis c'est moi qui suis fatigué.
Nous nous asseyons sur la plage. En été les touristes sont rares, à cause du mauvais temps. Quelques vendeurs ambulants, parfois des familles dont les enfants se baignent à la lame en poussant des cris stridents. J'aime bien Cattleya. Elle n'a pas besoin de creuser le sable, de faire des pâtés. Elle peut rester assise des heures, à compter ses coquillages, ou simplement à regarder autour d'elle. Elle parle toute seule, un drôle de babil où elle mêle les mots en anglais, en espagnol, les quelques mots de français que Dahlia lui a enseignés. J'écoute sa langue chantée, et je me souviens de ce que les gens de la Vallée avaient dit à Raphaël et à Oodham, quand ils avaient entendu la langue d'elmen : je parlais comme cela quand j'étais petit. Sans doute les enfants sont-ils toujours prêts à réinventer le langage.
Je suis venu à Porto Rico sans savoir exactement pourquoi. Non par nostalgie, ni par curiosité. Je dirais par hasard, si cela signifiait quelque chose. La maison de Loíza est bien telle que la décrivait Dahlia autrefois.
C'est une grande case de bois avec varangue et balcons, et un toit de tôle ondulée peint à la rouille. II n'y a pas de ces fioritures ni de ces balustres que les gens riches de San Juan font ajouter à leurs villas pour faire colonial. C'est une maison ordinaire d'autrefois, avec de hautes portes-fenêtres qui ferment mal, et qu'il faut protéger avec des volets mobiles à chaque fois qu'un ouragan menace. Dahlia me dit que du temps de sa grand-mère Roig, c'était un magasin de comestibles et de quincaillerie, avec les chambres à l'étage. À la mort de sa mère, les frères de Dahlia voulaient vendre le terrain à des promoteurs qui auraient construit une résidence d'appartements à louer. Mais elle a tenu bon. Elle était revenue au pays pour cela. Elle a commencé par accueillir des enfants en difficulté, des familles, surtout des femmes abandonnées ou battues, parfois droguées. Elle s'occupait en même temps des sidéennes à l'hôpital. Maintenant, la maison est trop petite. Elle sert de crèche pour des enfants très jeunes, d'école maternelle. Dahlia a recruté des aides dans tous les pays, en Amérique latine, en Europe, au Viêt Nam. Elle a même un professeur de chant, une Japonaise du nom de Michiko.
Quand je suis arrivé, je n'ai pas reconnu immédiatement Dahlia. Pourtant, je n'ai eu aucune hésitation. Elle a toujours ses yeux d'un brun très clair et très doux. Sa vivacité, cette façon qu'elle a de marcher avec nonchalance, en traînant ses chanclas, la tête un peu penchée de côté.
Elle n'a pas eu l'air étonnée. Elle ne m'a pas posé de questions sur ma vie, elle n'a pas évoqué le passé. Elle est prise dans un tourbillon, elle n'a pas le temps de s'attendrir. J'étais venu pour une journée, deux tout au plus. Je suis resté. C'est Cattleya qui m'a retenu. Pour moi qui ai traversé l'existence sans me reproduire — je crois que j'en avais même fait ma justification, ne pas avoir contribué au surpeuplement et au malheur de cette planète —, l'irruption de cette poupée vivante et solitaire m'a ému à un point que j'ai du mal à admettre.
Dahlia n'a pas eu d'autre enfant. Fabio est aujourd'hui un homme, il est agent commercial dans une grande maison d'import-export en Floride, il s'est marié, il a des enfants. Son père, l'ex-révolutionnaire, est anthropologue, il enseigne à Tegucigalpa, à moins qu'il ne soit déjà, lui aussi, à la retraite. Quant à Angel, personne ne sait rien de lui, mais je n'ai pas de mal à l'imaginer chauffeur de taxi à San Salvador. C'était le sort de beaucoup d'anciens combattants de la révolution sandiniste.
Le soir, Dahlia et moi nous parlons un peu, assis sous la varangue, en écoutant la rumeur de la ville. Je crois qu'elle a eu des amants et des amantes, et qu'ils ont glissé sur elle sans laisser de traces. L'action qu'elle avait entreprise pour reconquérir sa dignité et arracher Fabio à l'emprise d'Hector est devenue peu à peu le centre de sa vie, la raison qu'elle a trouvée pour justifier son passage sur la terre (cela dit un peu grandiloquemment, car pourquoi y aurait-il une raison à un phénomène naturel ?).
Dahlia est une vieille femme. Mais le temps ne l'a pas usée. Elle qui était maigre et nerveuse comme une chatte de gouttière est devenue une femme corpulente. Sur son visage les traits des mélanges se sont accentués. Elle a quelque chose de Marian Anderson, dans le front bombé, le regard, la masse des cheveux qu'elle coiffe en chignon. Elle a aussi le teint cuivré des Caraïbes, l'aigu du profil andalou. Ce qui n'a pas changé, c'est le dédain qu'elle manifeste pour les emblèmes de la soi-disant féminité : elle ne porte toujours pas de bijoux ni de boucles d'oreilles. Ses habits sont la version adoucie, pour ainsi dire quotidienne, de la tenue de combat : un pantalon de grosse toile « relax fit », une chemise à manches longues aux poches bourrées de papiers, de crayons à bille. Aux pieds, des tongs.