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Elle me parle des enfants qu'elle a vus grandir, des filles qu'elle arrache au trottoir, des femmes qu'elle accompagne jusqu'à la mort à l'hôpital. Je comprends qu'elle a troqué sa vie pour la vie des autres. Elle les écoute, elle est leur intermédiaire avec les fonctionnaires et les politiciens. Elle écrit des lettres, elle sollicite des emprunts aux banques, des moratoires pour les dettes impossibles à payer. Elle gêne sûrement, et j'imagine que pour beaucoup elle est l'ennemie.

C'est dix heures du soir, je suis avec elle, et il y a encore des filles qui viennent lui parler, des appels au téléphone, des décisions à prendre. Tout à coup je m'aperçois que les années qui nous séparent n'ont pas d'importance. Pour certains êtres, le temps ne s'écoule pas de la même manière. L'amour que j'ai ressenti pour Dahlia s'est arrêté à un point, il y a très longtemps, et n'a plus changé.

Elle doit penser la même chose, ou bien c'est la cubita que nous buvons en souvenir d'autrefois, parce qu'elle dit en riant à moitié : « En d'autres temps, c'est toi que j'aurais dû épouser. »

Vers minuit, elle m'a accompagné jusqu'à l'avenue où se trouve mon hôtel. Nous avons erré dans les rues du quartier, dans l'odeur des flamboyants. Elle me tenait par la main comme jadis, je sentais la même paume large, les tendons des doigts, la chaleur de son corps. Je m'aperçois que cela a fait bouger quelque chose au fond de moi, une chose que je croyais enfouie pour toujours.

Cela m'a ramené à l'époque où nous étions sur la route d'Ario, pour assister au départ en exil du peuple arc-en-ciel. Depuis ce jour, le monde a bougé. La révolution tant attendue n'aura pas lieu, ni l'éruption annoncée par le Conseiller (encore qu'elle ne soit pas tout à fait impossible). Je me souviens de la plaisanterie que mon prof de géologie servait à chaque nouvelle génération d'étudiants : Qu'est-ce qu'un volcan mono-éruptif ? Un volcan qui n'a pas encore eu sa deuxième éruption.

En attendant, les régions les plus pauvres de la planète continuent à sombrer dans les guerres larvées et l'insolvabilité. Il n'y a plus qu'un grand mouvement d'exode, une sorte de vague de fond qui se brise continuellement sur l'écueil de la frontière. Il n'y a pas de quoi être optimiste. Pourtant, ce qui nous unit encore, Dahlia et moi, ce qui nous permet d'espérer, c'est la certitude que le pays d'Ourania a vraiment existé, d'en avoir été les témoins.

Saint-Martin — San Juan, 1945–2009

ANNEXES

Itinéraire du Paricutin à la vallée du Tepalcatepec

Quitté Los Reyes par car à 8 h le matin.

Mon barda : soupes lyophilisées, bouillie d'avoine, sessina, et surtout l'eau.

Une couverture pour ne pas faire mentir Don Thomas au cas où l'enfer serait frisquet la nuit.

Citronnelle contre les moustiques.

Le matériel : marteau, sacs à échantillons, bottes en plastique.

Mon vieux Minolta, boussole, calepins, crayons.

Un couteau suisse.

Alcool, pansements, crème solaire, pastilles de chlorazone pour désinfecter l'eau.

Pas de malaria, mais le mal de Pinto, un spirochète (tréponème herrejoni) qui sème des taches sur la peau et rend anémique.

Angahuan, 18/11

Temps sombre.

Marché dans les rues du village.

Sur la place un haut-parleur diffuse une valse.

Contacté Salvador (mon guide, 43 ans), qui connaît par cœur l'histoire du volcan (son gagne-pain).

Raconte les tremblements de terre, la pluie de cendres, la lave qui déborde et la forêt qui s'enflamme. Nous descendons vers Parangaricutiro vers 10 h du matin.

Traversons une partie de la coulée, non loin de la tour de l'église miraculeuse, dans les creux je remarque des offrandes de fleurs.

Continué par un chemin creusé dans la lave.

À 4 h environ nous sommes au bas du volcan (l'altimètre indique déjà 2 000 mètres). Le cône est parfait, échancre au nord-est par la coulée qui a anéanti le village en 43.

Salvador me conduit à travers les laves en aiguilles jusqu'à la « curiosité » : à 500 mètres du cratère, la mazorca (l'épi de maïs), une bombe volcanique en fuseau de 2 mètres de haut.

Avons commencé l'escalade dans la cendre, les laves brûlées, le salpêtre. Odeur forte de soufre. Je touche la cendre, elle me semble encore chaude, sans doute à cause de la réverbération solaire.

Continuons l'escalade à quatre pattes à cause de la pente ; vue sur le paysage chaotique de la vallée. Au sud la montagne où le Tepalcatepec prend sa source.

Je regarde la vallée où je dois faire ma coupe. Devant nous, assez proche, le volcan Tancitaro, type Fuji. La pointe est blanche, non de givre, mais de salpêtre.

L'océan est hors de vue, mais dans l'ombre, je vois un morceau de l'Infiernillo, formé par le barrage sur le río Balsas. L'impression est grandiose. Les deux volcans, Parícutin et Tancitaro, l'un de 2 800, l'autre de 3 000 mètres, commandent toute la vallée.

Nous distinguons clairement les vallées afïluentes : la Perota à l'est ; les plaines d'Antunez ; le Cupatitzio au nord-est, avec ses barrages ; le lac artificiel de Jicalan, et le hameau de Lombardia (le terminus de la voie ferrée Uruapan-Apatzingán). La rive gauche du Tepalcatepec est cultivée (cascalote, sorgho, concombre, melon, papaye, orangers).

En aval commence un désert blanchâtre (soufre, argile) qui a donné son nom au fleuve (tepakate, en nahuatl : terre aride).

Nous sommes redescendus avant la nuit.

Campement sommaire, sans feu. Mangé une boîte de haricots froids. Salvador grignote des tortillas.

Avant de dormir, nous fumons une cigarette. Salvador parle de sa vie aux États-Unis, dans l'État de Washington, il a travaillé dans une scierie en forêt.

Réveillé en pleine nuit par des glapissements : les coyotes rôdent au milieu des laves. Salvador dit que la semaine passée ils ont attaqué des enfants. Il jette quelques cailloux, au hasard.

C'est ma première nuit dans ce pays ancien et sauvage, une nuit noire dans un paysage noir.

19/11

À l'aube, dans la lueur jaune du soleil pas encore levé, nous partageons le reste de haricots et de tortillas.

Salvador met sa paie dans son chapeau. Il retourne vers son village.

Je marche tout seul vers l'ouest, dans la direction de San Juan Nuevo.

Ma traversée du Tepalcatepec a commencé.

20-25/11

San Juan Nuevo-Tancitaro.

Passé de la zone froide à la zone tempérée des 1 500.

Terrain boisé (pin oyamel, moctezuma, puis à mesure que je descends, pin maritime, fromager).

Le volcan à ma droite, à 10 km à vol d'oiseau.

Début de la descente vers le lit du fleuve.

Sol tertiaire, arénique congloméré, vers Santa Ana calcique-arénique.

Marche difficile, terrain aride, éboulements, ravins bouchés par la végétation épineuse.

Traversé la route Tepalcatepec-Buenavista-Apatzingán.

Impression étrange d'une route goudronnée après des jours de marche dans la montagne.

Je suis depuis deux jours un chemin de bétail qui relie Santa Ana et Guarachita.

Je suis dans la zone des 400.