La colline des anthropologues
était en retrait de la route de San Pablo, sur une côte caillouteuse qui dominait la Vallée. Les anthropologues de l'Emporio y avaient acheté leurs terrains. Quand j'ai vu l'endroit pour la première fois, à mon arrivée dans la Vallée, c'était encore une pente de rochers noirs, résidus d'une éruption volcanique ancienne, sillonnée par des torrents presque à sec qui, à chaque saison des pluies, s'enflaient brutalement. Une végétation rabougrie survivait à la sécheresse. Des buissons épineux, des euphorbes, des cactus.
Personne ne s'était vraiment intéressé jusque-là à cette colline, sauf quelques bergers qui y menaient paître leurs cabris. Il est probable que les anthropologues avaient pu acheter leurs terrains pour une poignée de figues de Barbarie aux fermiers à qui ils appartenaient.
En bordure de la colline s'étendait la frange habitée, une sorte de bidonville plutôt qu'un habitat rural, des cabanes faites de bois de caisse, de briques de ciment sans mortier et de plaques de tôle rouillées. Y vivaient ceux qu'on surnommait les Parachutistes, une cinquantaine de familles regroupées par nécessité que les avocats corrompus utilisaient pour occuper les terrains vacants en vue de l'expropriation des propriétaires légitimes. Ils débarquaient soudain, venus en camions de nulle part, ils construisaient en un jour leurs baraquements, et lorsque le décret d'expropriation était signé par les autorités, ils pliaient bagage et disparaissaient.
Les Parachutistes s'étaient installés un peu partout dans la Vallée, le long des routes, des canaux d'irrigation, jusqu'au terrain d'épandage sur la route de Los Reyes.
Les anthropologues ne s'intéressaient pas à ce voisinage. C'était comme s'ils ne le voyaient pas. Quand ils avaient ouvert leur centre de recherche à l'Emporio, ils avaient décidé d'investir dans l'immobilier, et de construire leurs maisons. C'est le chef du centre, un prêtre défroqué du nom de Menendez, qui avait trouvé les terrains. Il avait eu l'idée d'une espèce de « thébaïde » à cet endroit : un édifice hexagonal, comportant un patio en son milieu, divisé en cellules de méditation et de travail pour les futurs étudiants. Admirateur des moines franciscains et de l'évêque Vasco de Quiroga, il avait voulu recréer l'atmosphère d'étude et de recueillement du temps des premiers douze apôtres du Mexique. Il espérait faire de sa maison et de la colline le lieu de rencontre de tous les chercheurs et de tous les philosophes. Il avait réussi à attirer sur cette montagne caillouteuse la plupart des intellectuels du département d'anthropologie de l'Emporio. Guillermo Ruiz, le chercheur péruvien, avait acheté un terrain tout en haut de la colline, et projetait d'y construire une hacienda modèle réduit, murs de basalte et toit de tuiles romaines, et grandes baies vitrées qui s'ouvriraient sur le paysage de la Vallée et la lagune d'Orandino.
Son lot étant au sommet d'une pente escarpée, Ruiz avait prévu d'acheter un âne pour transporter ses provisions et ses enfants, il avait déjà trouvé un nom à l'animal : Caliban. Il avait envisagé de construire une grange pour y élever des animaux de basse-cour, des dindons, des poules et peut-être une chèvre. Il avait décidé de louer la partie plane de son terrain à un paysan qui y planterait du maïs et des courges, non seulement pour sa consommation, mais aussi pour le luxe, disait-il, d'entendre, quand il travaillerait à ses recherches anthropologiques, la musique des feuilles s'entrechoquant dans le vent.
Bien sûr, tout cela restait en grande partie à l'état de projet. Pourtant, peu à peu, au fil des mois, j'ai vu la colline se peupler.
La plupart des chercheurs n'avaient pas beaucoup de moyens et construisaient leur maison pan après pan. Le sociologue Enrique Mogollon avait confié la tâche à un architecte du cru nommé Gallo — surnommé, je n'ai jamais su pourquoi, Pico de Gallo, peut-être à cause de sa crête de cheveux rouges —, qui avait commencé à édifier au bas de la colline une manière de château en béton, inspiré de Barragán, qu'il peignait au fur et à mesure en bleu outremer, selon un plan si compliqué qu'on avait l'impression de voir se plier et se déplier un origami géant et hideux.
Peu à peu, d'autres chercheurs s'étaient associés au projet de Menendez, manifestant un engouement surprenant. La plupart venaient de la ville de Mexico, après avoir terminé leur doctorat. Certains avaient fait des séjours dans de grandes universités nord-américaines, à Houston, à Austin au Texas, ou à Tallahassee en Floride. Quand ils avaient été recrutés par l'Emporio, ils n'étaient pas riches. Ils avaient vécu comme des étudiants dans de petits appartements des quartiers périphériques de Mexico, Atzapozalco, Iztapalapa, Ciudad Satélite. Ils étaient mariés, ils avaient des enfants.
Tout à coup, l'Emporio leur offrait une vie nouvelle. Ils pouvaient rêver d'avoir une maison individuelle, un jardin, des patios fleuris, une fontaine.
L'anthropologie, les sciences politiques, l'économie leur ouvraient les portes de la prospérité, de la notoriété. La linguistique, la phonologie, la sociologie n'étaient plus seulement des sciences de laboratoire, récompensées par des articles dans des revues spécialisées ou par des mentions bibliographiques.
Dans la Vallée, ils étaient des Maestros, des Doctores. Les principales banques leur offraient des réceptions, des salles pour leurs colloques, des dîners musicaux, des expositions. En plus, elles aidaient les chercheurs à réaliser leurs rêves immobiliers au moyen de prêts avantageux.
La colline était devenue leur territoire. Chaque week-end, ceux qui n'avaient pas terminé leur maison venaient là en famille. Ils garaient leurs autos au pied de la colline, sur la route empierrée qui faisait frontière avec le quartier des Parachutistes.
Ils grimpaient à pied la colline, à travers les rochers, ils pique-niquaient au milieu de pans de murs inachevés, ou ils faisaient griller des brochettes sur un barbecue improvisé avec des parpaings et des fils de fer pour béton armé.
Les gosses des Parachutistes s'aventuraient. Mais ils n'osaient pas approcher. Entre les basaltes, à moitié dissimulés derrière les cactus, leurs visages noircis paraissaient des masques irréels. Ils regardaient sans rien exprimer, sans prononcer une parole. Il n'y avait même pas à les chasser. Il suffisait que quelqu'un les regarde en riant, une canette à la main, et les gosses déguerpissaient telle une volée de moineaux, ils s'enfuyaient en bondissant de rocher en rocher, pieds nus, en haillons. Sans un cri, sans un rire.
Quelques chercheurs de l'Emporio avaient résisté à l'engouement pour la colline des anthropologues. C'étaient principalement les historiens : Don Thomas Moises, le fondateur de l'Emporio, Pati Staub, Carlos Beltran, Eduardo Shelley, et Valois, avec qui j'étais entré en contact pour ma mission de l'OPD. Ces gens-là préféraient le vieux centre-ville, avec ses maisons en pierre vestiges de la splendeur de la Vallée au temps des Espagnols, dépourvues de confort et infestées de scorpions et de blattes, mais qui restaient fraîches même au mois de mai grâce à leurs hauts plafonds et à leurs patios ombragés. Etait-ce parce qu'ils s'étaient consacrés à l'Histoire ? Ou était-ce du fait de leurs origines, pour la plupart natifs de la Vallée, habités par la méfiance instinctive des ruraux pour tout ce qui est nouveau ? Sans doute n'avaient-ils jamais rêvé de quitter leur ville ou leur région pour vivre au-dessus de leurs moyens.
A mon arrivée dans la Vallée, j'avais choisi, moi aussi, d'habiter le centre, dans un appartement spacieux et rudimentaire de l'avenue Cinco de Mayo, en face d'une église inachevée envahie par les ronces. De toute façon, je n'aurais pas pu m'installer ailleurs : les beaux quartiers, la Chaussée, la Media Luna, et tous ces lotissements de luxe qui portaient des noms prétentieux, Resurrección, Paraíso, Huertas, étaient loin de tout, et je n'avais pas de voiture. Quant à la colline des anthropologues, je n'avais même pas imaginé que cela pût exister.