Parcourant une rue au hasard, je frappe à une première porte et n’obtiens aucune réponse. Normal, en pleine nuit, ces gens doivent être extrêmement méfiants… Je recommence, à côté, puis en face. Les rideaux sales, opaques même sous les rayons de ma lampe, ne se soulèvent pas. Aucune lumière ne s’allume, aucun craquement d’escalier ou de bois n’indique une présence. Je bifurque dans une impasse. Ici, les maisons sont plus basses qu’ailleurs, il faut descendre quelques marches pour atteindre la porte.
Échec sur échec. Je ne comprends pas. À la dernière habitation du cul-de-sac, je frappe plus fort. J’en viens à cogner aux fenêtres, sans succès. J’en ai marre, il me faut absolument de l’aide pour mes pneus. Je ramasse une pierre et la balance à travers la vitre. Au moins, ils réagiront.
Mais rien… Je me mets à crier dans l’obscurité, impuissant. Je dois errer en plein cauchemar, c’est la seule explication.
Malgré la frousse qui me prend à la gorge, je décide d’entrer dans cette maison. Du coude, je dégage les éclats de verre dans l’encadrement et pénètre à l’intérieur.
Je n’en crois pas mes yeux.
Les pièces sont vides. Pas un meuble, pas une âme, pas même de lustres ni d’ampoules. Aucun interrupteur. Comme si… Comme si personne n’avait jamais habité ici. Je promène mes doigts sur les murs, au sol, et regarde le bout de mes phalanges : pas un grain de poussière. Je ne cherche pas plus loin, je sors très vite, affolé. Peut-être cette maison-ci n’est-elle plus habitée ? Ou alors, quelqu’un d’autre va emménager, et est venu tout nettoyer récemment ? Pourquoi pas l’homme au chapeau ? Un prospecteur ? Un agent immobilier ?
Mais pourquoi avoir laissé ces rideaux sales aux fenêtres ? Pourquoi faire croire que quelqu’un habite ici, alors qu’il n’y a personne ? Ça ne rime à rien.
Je dois comprendre. Je brise la fenêtre d’une autre maison. Puis une autre, puis encore une autre. Vides. Toutes vides, sans exception. Pas d’interrupteur ni de signe quelconque qu’il y a eu, un jour, des habitants. J’écume les rues, casse à tour de bras, crie toujours plus, mais seul l’écho de mon propre désespoir me répond. J’ignore ce qui se passe, mais il faut absolument que je foute le camp de cet endroit maléfique.
Et, quand j’arrive au chalet, hors d’haleine d’avoir couru, mon rayon lumineux dévoile l’inimaginable. Une enveloppe marron est clouée sur la porte. Dessus est écrit : « L’abîme »…
*
Je suis fou. Pourrait-il en être autrement ? Dans la main droite, je tiens donc cette enveloppe avec ce mot écrit de mon écriture ou plutôt, de celle de Dan Sullivan. Dans l’autre main, je tiens une planche de dessin à demi consumée, sur laquelle je vois l’illustration de ma main droite tenir la même enveloppe, sur laquelle est écrit également « L’abîme ». Entre ce reste d’illustration brûlée, dessinée dans le passé, et la réalité que je suis en train de vivre, là, maintenant, le 25, il n’y a aucune différence.
J’ai la tête qui tourne et j’éprouve le besoin de me rallonger sur le canapé. Ai-je vraiment perdu la raison, au point d’avoir tout imaginé ? Le village fantôme, le cadavre dans la grotte, ces lettres, écrites de ma propre main… Et si rien de tout cela n’était réel ? Si cela n’existait que dans ma tête ?
Mes yeux se ferment, mon esprit s’évade, mais je refuse de me laisser aller. J’ai besoin d’affronter ce cauchemar maintenant. Faire face à l’incompréhensible. Je sais que je ne suis pas fou.
Le jour commence à se lever, bientôt, l’Emprise – il me faut bien lui donner ce nom – va prendre possession de mon corps et m’engluer. Je réfléchis longuement et envisage toutes les éventualités susceptibles d’expliquer une situation pareille. Le tour est vite fait, il n’y en a aucune de plausible. La moins stupide d’entre elles me glace le sang : du 1er au 15, j’ai inventé, puis dessiné un scénario que je suis en train de vivre maintenant.
Et ce scénario que je suis en train de vivre, eh bien… je le dessine de nouveau. C’est comme un serpent qui se mord la queue. Ouroboros. Bon sang, c’est le titre de ma trilogie…
D’un geste violent, je repousse mes planches sur le côté et me prends la tête dans les mains. Je ne sais plus quoi faire. Comment agirait Teddy à ma place ?
Il boirait un verre d’abord, affronterait ce qu’il y a dans l’enveloppe. Alors, j’imite Teddy. Je finis les derniers centilitres de whisky, cul sec. Je considère mes mains tremblantes. Mes doigts ont gonflé, mes ongles ont poussé. Que m’arrive-t-il ?
Avec appréhension, j’arrache le papier kraft. Qu’est-ce que Dan Sullivan m’a réservé, cette fois ? Je découvre juste un message, griffonné sur un morceau de papier, avec mon écriture imitée, évidemment : « Dans le tiroir de la commode de ta chambre… D.S. »
Encore un jeu macabre. Ce malade mental est venu chez moi, dans mon intimité. Tous mes poils se dressent. Je me précipite dans la chambre, ouvre le tiroir et y pioche pour trouver un autre album de photos : Kathya et moi, en vacances au Maroc. La destination également de Teddy et sa femme Lucille, au début du tome II…
Je comprends mieux pourquoi j’ai ouvert l’album de mariage, l’autre fois. Dans mon trou de mémoire, j’ai probablement reçu une première lettre de Sullivan, m’indiquant de chercher dans l’album. Il y a sûrement glissé le cliché avec l’empreinte du pied nu.
Je me retourne brusquement, pris d’une bouffée d’angoisse, persuadé qu’on m’observe. Mes yeux roulent dans leurs orbites. Je sens que l’être perfide qui habite cette demeure me palpe, glisse ses longues mains osseuses le long de mon visage, de mes reins. Le froid revient, je m’enveloppe de ma robe de chambre et me mets à feuilleter l’album. Comme je m’y attendais, je découvre une photo qui tranche avec la beauté des palmiers et des plages de sable blanc. Le cliché me désigne un endroit que je connais trop bien.
Le coffre de ma voiture…
*
Je vais sombrer, je le sens. La tempête qui se lève s’en prend à mes cheveux, les branches des arbres se tordent sur le ciel, toujours aussi noir. Pistolet dans la main, j’appuie sur le bouton du coffre qui s’ouvre dans un grincement macabre. Dans une bande dessinée, j’aurais matérialisé ce bruit par de grosses lettres noires barrant mon dessin. Pourquoi je pense à cela maintenant ?
Ce que je découvre dans le coffre me retourne l’estomac. Mes doigts impatients plongent dans la chevelure crasseuse, chassent les boucles brunes sur le côté pour dévoiler un visage qui me brûle le cœur. Nu, le corps est recroquevillé, immobile, les genoux repliés contre la poitrine. Les paupières sont baissées, la bouche sourit timidement. Je recule en gémissant. Cette victime ressemble à Lucille, l’épouse disparue de mon héros Teddy. Même physionomie, mêmes traits caractéristiques. Mes jambes vont me lâcher, je m’appuie contre un arbre.
Plus aucun doute, un sadique s’attaque à des personnages qui ressemblent aux héros d’Ouroboros, et me prend pour témoin de ses horreurs. Qui sera la prochaine victime ? L’être humain le plus proche de Teddy ? C’est-à-dire moi ? Non, non, Teddy et moi, on ne se ressemble que de l’intérieur. Dieu merci, nos physiques sont différents !
Les larmes aux yeux, je regarde l’arme à feu entre mes mains. Le contact de la crosse sur ma paume m’est étrangement familier, je sais que je pourrais tuer Sullivan d’un coup net et précis, alors que je n’ai jamais tiré de ma vie.
Transi, je m’approche de nouveau de l’arrière de ma voiture. Des larmes froides s’assèchent sur mes joues, je suis anéanti. Que faire à présent ? Que faire, bon Dieu ? Me débarrasser d’elle, comme j’ai fait lâchement pour Vicky ? La jeter dans un trou, elle aussi ? Non, je refuse cette fois. Je ne suis pas un meurtrier. Je vais m’habiller décemment et parcourir à pied les trente kilomètres qui me séparent de la ville. Tout leur expliquer. Et s’ils m’enferment, tant pis. Teddy agirait ainsi.