Et, tandis que je m’apprête à refermer le coffre, le corps de la femme se met à tressauter.
*
Je cours jusqu’au chalet, l’inconnue dans les bras. Elle respire. Très vite, je l’allonge dans le canapé, la couvre d’une couverture et lance de grosses bûches dans la cheminée. Son front est bouillant, j’y pose un linge humide. Son corps maigre et nu porte des marques de sévices. Elle a dû être entravée de longs jours, à voir ses ongles cassés et les brûlures de cordes à ses chevilles et ses poignets. J’ai mal pour elle, j’imagine son calvaire dans les mains de Sullivan. C’est moi qui l’ai bâti, ce monstre, je le connais par cœur. Pour l’imaginer, lui construire une âme, j’ai pris tout ce qu’il y avait de pire dans l’esprit humain : sadisme, cruauté, perversion… Aucune compassion, pas le moindre sentiment positif. Une machine destructrice. Si celui qui s’est substitué à mon tueur le copie à ce point, alors…
Pauvre femme, pauvre Lucille. Ses lèvres remuent, elle murmure dans son sommeil. Elle paraît si faible que je préfère ne pas la réveiller. Qu’ont vu ses yeux ? Où a-t-elle été enfermée ? À quoi ressemble son tortionnaire ? J’ai tant de questions à lui poser.
Longtemps je fais les cent pas, la main au front, cherchant une solution qui n’arrive pas. J’essaie de réfléchir, inutilement. Je mange des restes, sans appétit. Je n’ai qu’une hâte, qu’elle se réveille, qu’elle me raconte. Je me sens à présent si proche d’elle, si…
Je dois m’occuper, absolument, lâcher le trop-plein de douleur en moi, ou je vais crever d’angoisse. Je m’assieds derrière elle, face à ma planche à dessin, et me mets à crayonner compulsivement la noirceur qui m’habite. Aussi horrible et impensable que cela puisse paraître, la suite du scénario d’Ouroboros s’impose à mon esprit, je n’ai même pas à réfléchir. Il s’agit d’un jeu de piste macabre, où le tueur Dan Sullivan a décidé, après plus de deux ans, de rendre à Teddy sa femme, à moitié morte, à moitié vivante. Une femme zombie, libérée pour le faire souffrir davantage et lui montrer son emprise, sa force. En quelques coups de crayon, j’esquisse l’enveloppe kraft, clouée sur la porte. Puis Teddy, en train de l’ouvrir, assis en tailleur sur le sol, à l’identique de ce dessin retrouvé brûlé devant de la cheminée. Puis l’album de vacances au Maroc, la découverte dans le coffre et enfin, l’attente que Lucille revienne à elle.
Je me relève, en transe, le front trempé. J’ai dessiné à une vitesse effroyable. Teddy vibre en moi, je ressens ses angoisses aussi fort que les miennes. Il me fait mal, me blesse, me ronge de l’intérieur. Comme chaque fois, à chaque tome, il m’habite.
Soudain, Lucille remue sur le divan, je me précipite. Pourquoi ai-je pensé Lucille ? Ce n’est pas Lucille, c’est une inconnue qui ressemble à Lucille ! Ses yeux s’ouvrent brièvement, ils sont verts, évidemment, je le savais. J’y lis la terreur, l’effroi, puis un brutal apaisement lorsqu’elle m’aperçoit. Elle m’attire vers elle, m’étreint dans un long soupir. Je me laisse faire, au bord des larmes, et ferme les yeux. C’est Kathya qui revient le temps d’un souffle. Je me rappelle son parfum, sa poitrine qui se serre contre la mienne, j’aimerais que cet instant dure toute une vie. Lucille balbutie soudain une phrase que je ne comprends pas. Je m’écarte un peu, mon cœur bat si fort que je peine à respirer. Juste après, ses ongles cessent d’agripper mon dos, ses bras tombent mollement le long de son corps, elle a un dernier sursaut.
Elle ne respire plus.
Avec un cri, je me jette sur elle, frappe sur sa poitrine brûlante, m’acharne à la ramener à la vie. Elle est inerte, si inerte ! La chaleur quitte rapidement son corps, tandis que ma joue repose dans le creux de son épaule. J’ignore combien de temps je reste dans cette position. Cette femme que je ne connais pas, j’ai l’impression qu’elle m’arrache le cœur. C’est comme si je perdais Kathya, une seconde fois. Comme… de l’amour…
Je me mets à pleurer. Seigneur, ce que je ressens, au fond de mes tripes, m’ébranle. J’aime cette femme que je ne connais pas.
Quand je me redresse, je n’ai plus la force de rien. Avec une délicatesse infinie, je porte le corps et sors sur le seuil du chalet. J’embrasse ses lèvres froides, longuement, puis tourne la tête. Une pelle est posée là, au bon endroit, contre la façade, telle une invitation à accomplir ma besogne.
Comme par hasard.
*
Le 27.
L’arme chargée repose entre mes mains, et j’attends, le visage fermé, imperturbable. Je ne rentrerai plus chez moi, dans la grande ville, je le sais. C’est ici que mon histoire doit se terminer, je le sens au fond de mon ventre.
Teddy m’habite de plus en plus, m’appelle, me harcèle. Il ne me lâche pas, j’ai besoin de finir le scénario de sa vie, c’est le seul moyen de m’en débarrasser. Malgré mon mal de crâne, ma peine, ma douleur, je me mets à dessiner. Je veux qu’il tue Sullivan, sans retard. Qu’il l’abatte de neuf balles en plein cœur. Et que l’affrontement ait lieu ici, au chalet.
En finir, en finir, en finir.
Teddy prend forme sous mes traits, dans mes veines et mon esprit. Je dessine son visage souffrant. Cheveux noirs, yeux noirs, visage émacié, avec une barbe épaisse. Comme je l’ai fait moi-même dans la réalité, Teddy allonge sa femme sur le fauteuil, les yeux pleurant d’amour et de chagrin. Il reste contre elle, longtemps, à gémir. Plus loin, lui et Lucille s’enlacent brièvement. Leurs regards se croisent, se parlent. Puis elle meurt dans ses bras. Un long hurlement barre en diagonale un dessin qui prend la moitié de la planche. J’en frissonne, tous mes poils se dressent et je hurle à mon tour.
Sur la dernière case de la page 11, Teddy enterre sa propre femme, les cheveux agités par le vent. Il hésite à se flinguer, mais se jure de trouver l’assassin, avant. Alors il attend dans le chalet, ici, comme moi. Il sait que Sullivan va venir le chercher.
Je me lève, les jambes flageolantes, vidé de mon énergie. Je récupère cinq minutes, puis vais continuer jusqu’au dénouement. Jusqu’à l’affrontement final. La BD sera courte, tant pis. Elle ne sera jamais publiée, de toute façon. En finir, vite, vite.
Je me frotte les tempes, le mal de crâne revient. Jamais je n’ai écrit une histoire aussi noire. Tous mes héros disparaissent, les uns après les autres, avec violence. En même temps, c’est exactement ce que je suis en train de vivre.
Je relis ces onze pages d’Ouroboros III, dans leur ensemble. Quelle horreur, c’est le meilleur scénario que j’ai jamais écrit. Aucun dialogue, quelques monologues, et beaucoup d’images. Je pense chef-d’œuvre, et me dis en même temps que je suis un monstre. Jusqu’à présent, cette BD n’est que la réalité… Ma réalité, celle que je ne contrôle pas.
Mais la fin, je vais la créer moi-même. Massacrer Sullivan.
Je tiens cette fameuse page 11 entre mes mains. Une nouvelle fois, l’illustration de Lucille, couchée sur le sofa et étreignant dans un ultime soupir Teddy, m’ébranle. Je promène mes doigts sur son visage, sur ses lèvres. Lucille redevient ce personnage des tomes I et II, que j’ai bâti de mes tripes et dont je connais les plus intimes pensées. Je ne voulais pas la faire mourir, je voulais qu’elle retrouve Teddy, à la fin de l’histoire, et qu’ils s’aiment avant que, peut-être, Teddy meure. Mais quelqu’un en a décidé autrement.