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Quelqu’un. Comme si…

Soudain, je me fige, avec l’impression d’étouffer. Ma main tremblante parvient à saisir le feutre, à approcher la pointe noire de la bouche de Lucille et à noter une phrase. Cette même phrase que la vraie femme, allongée sur mon vrai sofa, m’a murmuré à l’oreille juste avant de mourir : « Chaque jour mes yeux n’attendent que toi…»

Les mots exacts que Lucille prononçait à Teddy dans leurs moments d’intimité…

*

Ça hurle dans ma tête, des suées m’envahissent, mon corps me donne l’impression de se disloquer et pourtant, j’avance en direction du village, en plein jour. Chacun de mes pas pèse des tonnes, je m’accroche aux branches et m’écorche pour ne pas faire demi-tour. La voix hurle dans ma tête, m’ordonne de rentrer, de lui obéir. Je ne céderai pas. Ni à elle, ni au monstre qui veut me voler ma liberté, m’absorber tout entier. Je ne suis pas un pantin.

Peu à peu, l’Emprise se résorbe, la voix, les gratouillements s’estompent. La crise est passée. Mais combien de temps avant la suivante ? Enfin, j’atteins les premières maisons du village maudit. C’est soudain là-bas, à une vingtaine de mètres devant moi, que je l’aperçois, comme toujours : la femme avec son chien. Elle marche dans ma direction, la tête baissée, le visage dissimulé sous un châle. Je l’appelle mais elle ne réagit pas plus que l’animal. Contrairement à d’habitude, je traverse, m’arrête et attends qu’ils me croisent. La femme passe juste à côté de moi sans me remarquer. Quant au chien, il continue sa course, la truffe au sol. Je reste là, pantois.

Je ne suis pas invisible, bon Dieu ! J’ai un corps, des muscles, des os ! Alors pourquoi elle et son sale clébard font-ils comme si je n’existais pas ? Je me décide à les interpeller mais ils tournent dans une impasse, plus loin, à une cinquantaine de mètres.

Quand je me mets à les suivre, ils ont disparu. Volatilisés. Je n’en crois pas mes yeux. Ils n’ont pu aller nulle part. Sont-ils entrés dans l’une de ces maisons vides ? Je n’ai pas le temps de me poser davantage de questions. Derrière moi, l’homme au chapeau et à l’attaché-case vient de passer. Je cours vers lui, pas question de le laisser filer, celui-là. Il frappe à une porte, s’apprête à entrer mais je l’attrape par le poignet. La porte s’ouvre, il essaie d’avancer sans prêter attention à mon étreinte. Je renforce ma poigne, il est plus fort que moi et me traîne à l’intérieur. La porte se referme d’elle-même. Je suis dans un endroit sans meubles, sans présences, sans vie. Soudain, l’homme au chapeau se fige comme un robot que l’on vient de déconnecter, les jambes légèrement écartées, les bras le long du corps. Il serre encore sa mallette et me tourne le dos.

Interloqué, je me mets légèrement de côté, de manière à l’avoir en face de moi. Je manque de m’évanouir. Son visage est blanc, sans nez, sans yeux, sans bouche, pareil à un ballon de baudruche gonflé à bloc. J’enfonce l’index, c’est mou, on dirait de la gomme. Lorsque je retire son chapeau, je constate qu’il n’a pas de boîte crânienne. Et aucun corps sous son costume. Juste des mains, des pieds, mais ni bras, ni tronc, ni jambes. Il n’est pas vivant. Il est…

Un personnage créé de toutes pièces.

Je fuis en hurlant vers le ravin, incapable d’admettre ce que je suis en train de comprendre. J’enfile la rue où j’ai trouvé l’empreinte de pied ensanglanté, mais au lieu de descendre vers le torrent comme la première fois, je prends vers la gauche, dans la partie qui remonte et contourne le village. Vers ce qui n’était pas prévu. Et là, à quelques mètres, la rue s’arrête soudain. Derrière, il n’y a que le vide ou plutôt… du blanc. Une absence de monde, de paysage. Le néant. Comme dans les maisons. Comme partout où j’irai, en dehors des rails qu’on a dessinés pour moi. Je fuis vers mon chalet. L’expérience du néant se renouvelle dans la forêt. Dès que je m’éloigne de la route entre mon habitation et le village, dès que je traverse quelques rangées d’arbres et me rends dans un endroit où je n’aurais pas dû aller, il n’y a plus rien.

À genoux, en pleurs, je me touche le visage. Le contour des yeux, la forme du nez, le pli des lèvres. Dans le village, les vitres des maisons sont si crasseuses, le ciel si noir – un noir d’encre, toujours ce même fichu noir d’encre, immuable – que je n’ai jamais pu voir mon reflet. Ai-je un visage blanc, moi aussi ?

Je sais que, où que j’aille, jamais je ne trouverai un seul miroir dans ce décor de carton-pâte. Car le monde qui m’entoure n’est qu’un gigantesque décor.

Le décor d’une bande dessinée.

Et j’en suis peut-être l’un des personnages.

De retour au chalet, je m’empare de l’appareil-photo, place l’objectif devant mon visage et appuie. Je retourne l’engin vers moi, je crois que je vais me décomposer. Le résultat m’apparaît, sur le petit écran LCD.

Mes cheveux se sont obscurcis, seules subsistent quelques petites mèches blondes. Mes yeux ont noirci. Plus vraiment bleus, pas complètement noirs.

Je ne suis plus tout à fait Charly.

Je deviens Teddy.

*

Aussi extraordinaire, incompréhensible que cela puisse paraître, je suis à la fois Teddy et Charly, prisonnier de ma propre bande dessinée, tombé à l’intérieur d’un monde que j’ai créé. Je… Seigneur, je me déplace dans des décors, dans un univers fictif. Les maisons du village, dont n’existent que les façades… La grosse femme et l’homme au chapeau, simples figurants destinés à animer les illustrations… La position des arbres de la forêt qui varie légèrement d’un dessin à l’autre…

Je ne suis qu’un personnage créé ! Un être créé par… par moi-même ! Et si j’étais en train de vivre ce que j’ai dessiné entre le 1er et le 15 ? Et si j’étais passé de l’autre côté de la page ?

Non, non. Je suis peut-être Teddy, mais je suis aussi Charly, illustrateur et scénariste à succès. Teddy ne sait pas dessiner, il est flic, il est marié à Lucille, il… Bon Dieu, mes trous de mémoire… Le tome I commence par mon mariage avec Lucille… C’est ainsi que j’ai été créé. Sans passé.

Je me prends la tête dans les mains en criant. Tout cela ne peut être que dans ma tête. Mon esprit n’arrive plus à dissocier le vrai du faux, le réel du non-réel. Je reviens vers ma planche à dessins. Une à une, je passe en revue les cases illustrées, les épisodes depuis le début. Page 11, j’attends Dan Sullivan… Dans la BD, et dans la réalité. Tout est identique. Mon front sue à grosses gouttes.

Il manque la fin. Qu’avais-je bien pu imaginer dans la version initiale, celle qui a brûlé dans la cheminée ? Qu’avais-je choisi comme dénouement, la toute première fois où j’étais encore « humain » ? La mort de mon héros ou celle du méchant ? Je me connais, j’aurais été capable de tuer Teddy et de faire triompher le Mal. La preuve, tous mes héros viennent de mourir. Vicky. Puis Lucille, ma propre femme

Non ! Je refuse de me soumettre, je refuse que mon destin soit écrit par un autre que moi ! Je ne veux plus être Teddy, je suis Charly, celui qui a sa vie en main ! Je me jette sur ma planche, saisis mon feutre, une feuille blanche, vierge. Je dois aller vite. Changer le destin de Teddy. Mon propre destin.

Page 12. Je ne m’applique plus, je n’ai plus le temps. Dans une case, je plante le décor extérieur : les arbres, la route, le chalet. C’est ici que tout doit se terminer, le plus vite possible. Dans la case d’à côté, je trace furtivement la silhouette de Dan Sullivan. Il observe, planté dans son long imperméable noir. Il serre dans la main son couteau cranté. Je le dessine sans arme à feu, j’aurai ainsi l’avantage sur lui.