Mes yeux me piquent, case suivante, vite, vite. Sullivan approche de la maison. Son visage s’esquisse dans la lumière : une face grêlée comme la surface de la lune, des yeux d’un noir maléfique, des cheveux au carré, tombant légèrement sur ses épaules. L’incarnation du Mal. Sans m’interrompre, je dessine grossièrement les contours de la case suivante.
Un craquement soudain me fait sursauter.
À ce moment précis, mon cœur manque d’exploser dans ma poitrine.
Je me retourne.
La poignée de la porte est en train de s’abaisser. J’ai été devancé. On a dessiné plus vite que moi.
Et, alors que le revolver apparaît dans ma main, je comprends que je suis vraiment Teddy. Et que Charly est resté de l’autre côté de la page. Dans le vrai monde.
*
De la pointe de son feutre, Charly termina de chatouiller la main droite de Teddy, dans laquelle il dessina le Sig Sauer. Par la fenêtre, que l’on voyait en arrière-plan de la case, il dessina furtivement quelques troncs d’arbres.
Face à Teddy, à l’intérieur du chalet, il crayonna Dan Sullivan, planté là comme la réincarnation du Mal absolu. Pour renforcer l’effet dramatique, il avait caché son visage dans l’ombre et insisté sur les aplats de noir. Il ne savait pas pourquoi il avait dessiné un couteau dans sa main, plutôt qu’une arme à feu. Parfois, son imagination lui échappait. De ce fait, il avait dû trouver une astuce pour faire triompher le Mal. Alors que Teddy braquait le meurtrier, prêt à l’abattre, ce dernier, avec un demi-sourire, ouvrait la paume de sa main, dévoilant les neuf balles du Sig Sauer. Charly ajouta une bulle, sortie de la bouche de Sullivan : « Toujours vérifier qu’une arme est bien chargée…»
Charly plaqua violemment son feutre sur la planche et se leva, en colère.
— C’est naze ! C’est complètement naze !
Il déboucha une nouvelle bouteille de whisky single malt et en but une belle gorgée. Dehors, la journée tirait à sa fin. Il venait de passer huit heures à essayer d’avancer, pour arriver à ça.
Il se mit à aller et venir, les mains sur la tête, tout en marmonnant. Il en était à la page 12, seulement, et le scénario du tome III allait déjà se terminer par la mort du héros du livre. Bon Dieu, ça n’était pas suffisant, ses autres tomes faisaient trente-cinq pages. Il était si bien parti ! Que lui arrivait-il ? Avait-il perdu son inspiration au fil de l’écriture ? Pourquoi, sous sa plume, les événements s’étaient-ils accélérés, pourquoi cette fin si brutale, à laquelle lui-même ne s’attendait pas ?
Depuis son arrivée au chalet, quelques jours plus tôt, il n’avait pas senti Teddy comme d’habitude. Comme si son personnage imaginaire lui échappait progressivement ou voulait s’emparer des rênes. Mais Charly avait horreur de se laisser guider par ses personnages, comme le faisaient certains de ses frères de plume. Quand ça arrivait, lorsqu’il sentait que Teddy lui filait entre les doigts et avait tendance à mener sa vie, il se reposait un peu ou se promenait, avant de reprendre plus tard.
Charly inspira profondément. Peut-être que ça n’avait pas été une bonne idée de planter le décor aux alentours du chalet et du village. Peut-être aurait-il fallu poursuivre l’histoire dans la grande ville et non pas ici, dans cet endroit mort.
Dans un geste compulsif, il se gratta l’oreille. Fichues démangeaisons…
Il se remit à réfléchir, inquiet. Que faire ? Garder le début et reprendre à partir de la mort de Lucille ? Trouver un ou deux rebondissements supplémentaires avant la confrontation finale entre Teddy et Sullivan ? Pourquoi avoir choisi la bataille dans le chalet ? Il y avait tant d’autres endroits. Des ruines, une grotte, un souterrain…
Il attisa le feu, la chaleur dégagée par la flamme couvrit son visage fatigué. Non, non. Il n’y avait rien de génial derrière cette histoire. Les dessins étaient magnifiques, les décors splendides, certes, mais le scénario, lui, complètement nul. Or, il ne pouvait se permettre de faire du médiocre. Pourquoi avait-il eu cette idée de photo d’empreinte ensanglantée pour débuter le tome III ? Elle l’avait embarqué dans une histoire qu’il n’avait pas vraiment voulue. Une impasse. À présent, il fallait faire table rase de cette histoire, et tout reprendre à zéro s’il ne voulait pas tourner en rond et s’acharner à trouver une solution qui ne viendrait peut-être jamais.
Avec regret, il rassembla ses planches puis, dans un soupir, les jeta dans les flammes. Presque quinze jours de perdus, ça lui apprendrait à fonctionner à l’intuition. Lui qui, d’ordinaire, planifiait toujours sa future histoire avant même de commencer un seul dessin.
Tristement, il regarda le feu dévorer son travail. De petits papillons de papier se mirent à danser dans l’air. Les visages se rétractaient, les décors se consumaient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Avec un soufflet, Charly attisa si fort les flammes qu’une planche aux trois quarts dévorée échappa à l’anéantissement et virevolta sur le sol, à ses pieds. Du talon, Charly l’écrasa pour empêcher les flammèches de se répandre, laissant sur le papier une marque noire.
Il se pencha et regarda la partie de dessin qui avait été épargnée : la moitié droite de Teddy, assis sur le sol, tenant dans sa main une enveloppe sur laquelle était inscrit « L’abîme ».
Alors, sans qu’il puisse expliquer pourquoi, Charly ressentit une forte impression de déjà-vu. Il se sentit si mal qu’il dut s’asseoir dans son sofa.
Son regard tomba alors sur l’armoire où se trouvait son album de mariage. Pourquoi éprouvait-il subitement le besoin d’aller l’ouvrir, cet album ? Tout cela était complètement stupide…
Il se leva néanmoins, sortit l’album du tiroir et le feuilleta, histoire de retrouver une tranquillité d’esprit.
Le choc de sa découverte fut d’une violence inouïe.
Face à lui, une photo.
L’empreinte sanglante d’un pied nu. « La suivre au long d’une rue. »