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Lucie était assise sur un fauteuil, les mains serrées entre ses cuisses, face à Nathalie Blanché, la veuve.
La lieutenant de police avait insisté pour mener l’entretien, se disant qu’une femme en plein drame se livrerait plus facilement à une autre. Sharko se tenait en retrait, dans l’ombre, silencieux derrière sa compagne, tandis que le médecin de famille et d’autres policiers attendaient dehors.
Les volets de la maison étaient fermés. Seule une petite lampe dans un coin illuminait la pièce. Nathalie Blanché ne sortirait plus, ne voudrait plus voir personne. Son monde était brisé. Elle allait se laisser envahir par les ténèbres, à grand renfort d’antidépresseurs et de somnifères. Elle n’arrêtait pas de pleurer, de ressasser les mêmes questions : « Pourquoi on l’a tué ? », « De quelle façon ? », « Pourquoi lui ? ».
Lucie Henebelle s’exprimait d’une voix douce et posée, laissant de grands blancs entre chaque parole. Elle prenait des notes sur un carnet, sachant que la veuve ferait sa déposition plus tard, au 36.
— Soyez certaine que nous allons tout mettre en œuvre pour retrouver celui qui a fait ça. Mais nous avons besoin que vous nous décriviez ce qui s’est passé cette nuit. Plus vous serez précise, plus nous aurons de chances d’avancer rapidement.
Mme Blanché eut un long regard vague. Elle respira un grand coup.
— Quand mon mari travaille de jour, il rentre ici vers 22 h 30, ça dépend du monde sur les routes. Il mange, regarde un peu la télé et sort Gypsi aux alentours de minuit…
Elle utilisait le présent, en plein déni. Lucie essaya de ne pas la perturber.
— Où travaille-t-il ?
— Il est chef d’équipe à Orly, il s’occupe de la maintenance. La réparation de machines, des trucs comme ça. Je sais qu’il passe son temps sous l’aéroport, à manager une petite dizaine d’hommes.
— Il travaille parfois de nuit ?
— Oui, il change de poste tous les quinze jours. Il vient… Il venait justement de terminer son cycle de jour.
— Donc, il était quelle heure, cette nuit, quand il est sorti promener le chien ?
— Je ne sais plus. Minuit passé, c’est sûr. Peut-être minuit et quart.
— Très bien. Il appelle Gypsi, il sort. Il met une laisse au chien ?
Elle secoua la tête. Lucie devait composer avec les sanglots et les longs silences qui parasitaient l’interrogatoire.
— Gypsi a 15 ans… Félix prend juste une lampe avec lui. Vous savez, ces grosses lampes cubiques qu’on tient comme une lanterne ?
Lucie se tourna vers Sharko. Apparemment, on n’avait pas encore retrouvé la lampe.
— Gypsi n’aurait pas pu défendre son maître…
— Il n’aurait pas mordu un chat.
— Combien de temps dure la promenade ?
— Une demi-heure, dans ces eaux-là.
— Et vous avez appelé la police…
— Seulement au bout d’une heure et demie. Je ne le voyais pas revenir, j’étais morte d’inquiétude. J’aurais dû appeler avant mais…
— Vous ne pouviez pas deviner.
— J’osais pas.
— Sa promenade, vous en connaissez le trajet ?
— Pas précisément, mais c’est toujours le même, ça, c’est sûr. Félix a ses habitudes, et pas la peine d’essayer de les lui faire changer. Les habitudes, il… disait que c’était sacré. (Elle se moucha et pointa une direction.) Il part sur la gauche et revient du même côté. Il doit aller traîner vers l’étang. Parfois, Gypsi revient avec les pattes mouillées, même par temps sec.
Lucie n’avait pas remarqué d’étang à proximité des cadavres. Sharko sortit, le téléphone dans la main, afin de se renseigner.
— … Et… votre mari a-t-il des soucis au travail ?
La lieutenant de police poursuivit l’entretien encore de longues minutes, jusqu’à ce qu’elle sente Nathalie Blanché au bord de la rupture. La veuve n’en pouvait plus de répondre aux questions, ses nerfs la lâchaient.
Lucie se leva en silence, la gorge serrée. Qu’allait devenir cette femme, seule entre ces quatre murs ? Qui s’occuperait d’elle ? La flic se pencha un peu et lui caressa le dos. Elle parla avec la plus profonde sincérité, même si elle devait toujours garder ses distances.
— On va retrouver celui qui a fait ça. Mais des policiers vont venir ici. Regarder dans les ordinateurs, les papiers, les albums photo. Ça ne va pas être agréable, cependant c’est nécessaire.
Mme Blanché acquiesça. Puis elle plongea son regard dans celui de Lucie et lui agrippa la main.
— Je veux… voir le visage de celui qui a fait une chose pareille. Je veux le regarder dans les yeux comme je vous regarde, vous. Je veux lui demander pourquoi…
[10]
Lucie inspira un grand bol d’air lorsqu’elle retrouva la clarté extérieure. Ce genre de tâche, c’était pire que d’assister à une autopsie. La détresse des vivants, leur incompréhension… Sharko, qui échangeait avec les policiers municipaux, la rejoignit.
— Viens, discutons en allant à l’étang. C’est par là.
Ils quittèrent la petite route goudronnée et s’engagèrent dans un chemin forestier.
— On n’a pas retrouvé la lampe, mais on a découvert d’importantes traces de sang et de lutte à trois cents mètres de l’endroit où ont été découverts les corps. Probablement là où a vraiment eu lieu le meurtre.
Sharko resserra les pans de son manteau. Un vent désagréable les frappait de face.
— Alors ? Qu’a donné la fin de l’entretien ?
— Pas grand-chose. Boulot, chien, télé, dodo, c’étaient ça, ses journées. Pas d’enfants. Petite vie tranquille à la lisière de la forêt. Belle maison qui provient d’un héritage à elle… La victime travaillait en journée depuis quinze jours et allait passer en poste de nuit.
Sharko se fia au GPS de son téléphone. L’étang était à quatre ou cinq cents mètres, sur la gauche.
— C’est sans doute par ce chemin qu’il est passé hier soir, à la lueur de sa lampe. Il n’y a pas trente-six possibilités. Un autre chemin mène à l’étang, mais c’est carrément de l’autre côté.
— Là où on a découvert les cadavres…
Ils marchèrent en silence, essayant de s’imaginer le maître et son chien parcourant le même trajet. Le chemin continuait tout droit, tandis qu’une petite allée s’enfonçait davantage dans la forêt. C’était elle qui menait à l’étang. Le plan d’eau apparut au dernier moment après un léger dévers. Il s’agissait d’un disque sombre, d’une cinquantaine de mètres de circonférence. Des bords abrupts, une minuscule berge de l’autre côté, une surface percée de roseaux et couverte de gros nénuphars.
Deux techniciens en identification criminelle accompagnés de leur chef d’équipe, Olivier Fortran, et Pascal Robillard posaient des balises jaunes et photographiaient le sol, à une trentaine de mètres de l’endroit où se tenaient Lucie et Sharko et à trois mètres seulement de la berge. Ces deux derniers descendirent la pente et les rejoignirent sur l’autre chemin.
Robillard, large écharpe en laine autour du cou, se détacha du groupe et expliqua :
— C’est peut-être ici qu’ils ont été tués, à quelques mètres de la berge. Il y a des branchages cassés, des traces qui indiquent une lutte. Puis encore ces fameux morceaux de feuille de menthe au sol. On a pas mal de sang sur sept ou huit mètres, après c’est plus…
Il toussa gras et sortit un mouchoir.
— … Excusez-moi, j’ai dû choper la crève.