Libre. Libre de voyager… Libre de continuer à répandre sa graine… Libre de rebâtir d’autres édifices diaboliques, ailleurs. Amérique du Sud, Europe… Nicolas en eut la nausée. Camille serait encore là, à ses côtés, si ce monstre n’avait pas été relâché dans la nature.
— Vous savez ce qu’il est devenu ? Où il se trouve ?
— Je l’ignore. C’était il y a plus de trente ans. Il a dû être protégé un certain temps par les services secrets africains, avec tout ce qu’il savait. Mais ensuite…
Lamordier se leva.
— Vous n’avez pas une photo plus récente ?
— Non.
— Vous pouvez me la donner ? Je vais la transmettre aux services de police polonais, ils détiennent un autre médecin impliqué dans l’affaire et qui a vu notre homme l’année dernière. Il pourra probablement l’identifier et certifier qu’il s’agit bien de lui. Je vais transmettre l’information à la DCRI, à l’armée, lancer des requêtes dans les fichiers, poursuivit le divisionnaire. On peut supposer qu’il était sur notre territoire il y a quelques jours. Il a forcément pris des avions. Maintenant qu’on connaît son identité, on devrait vite le retrouver.
Le divisionnaire tendit une main.
— Merci…
Jacob se leva à son tour et les salua.
— On se voit dans quelques heures, pour le résultat des analyses. Attrapez-le au plus vite, par pitié.
[99]
Lundi 2 décembre 2013
Tout s’accélérait dans le grand bureau depuis quelques heures.
Adamczak, le médecin polonais, avait formellement identifié Josh Ronald Savage malgré le masque qu’il portait sur le visage et la différence d’âge entre la photo et la réalité. Lamordier avait dans la minute fait remonter l’information à la tête de l’État. Tous les services, de l’Antiterrorisme aux Renseignements, étaient en train de grouper leurs efforts et de croiser leurs données pour retrouver l’individu au plus vite.
Franck était arrivé à 7 heures du matin et avait appris la nouvelle des lèvres de Nicolas devant la machine à café, avant même de mettre un pied dans l’open space. Josh Ronald Savage… Sud-Africain qui avait probablement déjà tué des milliers de personnes durant le développement du programme biologique sud-africain.
Sharko porta sa tasse de café à ses lèvres.
— Tu tiens le coup ?
Nicolas avala son breuvage en quelques gorgées et rinça sa tasse. Il n’avait pas dormi de la nuit et paraissait aussi nerveux qu’un taureau dans une arène.
— Ce n’est pas maintenant que je vais lâcher. Bertrand a fouillé toute la nuit dans la paperasse d’Hervé Crémieux. On a aussi une piste très sérieuse concernant l’Homme-oiseau. J’ai informé Lamordier, il doit passer nous voir.
— C’est Noël, ou quoi ?
— Amène-toi.
Franck suivit son chef au pas de course et entra dans le bureau. Casu n’avait pas bougé depuis la veille. Sa chemise était chiffonnée, et ses cheveux en bataille. Les feuilles comprenant la liste des égoutiers étaient étalées sur son bureau.
— Vas-y, explique-lui, fit Nicolas.
— Les collègues pouvaient chercher longtemps dans cette liste. Christophe Muriez, 34 ans, n’y figure pas. Il n’est plus égoutier depuis deux ans.
Sharko fronça les sourcils.
— Christophe Muriez ? Qui est-ce ?
Casu tendit une photo.
— Trouvée au milieu de la paperasse du procès, dans l’un des quatre coffres.
Sharko observa le cliché avec attention. Un profil sec, creusé, ce qui n’empêchait pas l’homme d’avoir un cou puissant aux veines saillantes. Un nez en bec d’aigle. Des yeux d’un noir perçant et des trapèzes qui saillaient sous le tee-shirt. Une force de la nature.
— On te la fait courte, dit Nicolas. Il y a environ trois ans, Crémieux a rédigé à un patient, Christophe Muriez, un certificat d’accident du travail. Le papier établissait un lien entre une profonde dépression que traversait Muriez à l’époque et son travail dans les égouts de Paris. Avec ce certificat en main, et sous les conseils de Crémieux, Muriez a engagé une procédure devant le conseil des prud’hommes où il a demandé cinquante mille euros de préjudice à l’un des sous-traitants de la mairie, pour « harcèlement moral ».
— En rédigeant ce papier, Crémieux savait pertinemment qu’il s’attaquait à la mairie de Paris, enchaîna Bertrand Casu. Mais il avait ses convictions, et était persuadé d’avoir raison. Ça a été une bataille d’avocats et, pour résumer, la mairie et le sous-traitant ont gagné. Ils ont avancé qu’un médecin n’avait pas le droit d’établir des liens entre des souffrances psychologiques et des conditions de travail. Autrement dit, ce n’était pas le job de Crémieux de faire une chose pareille.
— Christophe Muriez n’a rien obtenu, pas un centime. Quant à Crémieux, il a d’abord reçu un avertissement de l’ordre des médecins. Mais il n’a pas lâché prise, s’est acharné, et il a fini par être radié. Interdiction d’exercer la médecine jusqu’à la fin de ses jours.
Nicolas tendit des feuillets à Sharko. Des copies de rapports médicaux. Tous concernaient Christophe Muriez.
— Quelques mois après sa radiation, Crémieux s’est intéressé à Muriez de très près, notamment à son dossier psychiatrique. Il a réussi à récupérer des informations confidentielles. Le rapport est gratiné.
Sharko feuilleta les pages. Casu lui expliqua :
— Quelques semaines après avoir perdu aux prud’hommes, Muriez a éventré un chien qu’il avait capturé à la casse automobile de son oncle, l’endroit où il vivait lui aussi. Il a utilisé un long couteau cranté de chasse. Puis il s’est coupé la langue, comme ça, d’un coup sec.
Bertrand Casu mima le geste. Sharko grimaça.
— Muriez s’est retrouvé quelques mois en hôpital psychiatrique pour dépression carabinée et idées suicidaires. Incapable de s’exprimer verbalement à cause de sa mutilation. Plongé dans le silence… Il y a fort à parier que Crémieux est allé lui rendre visite à de nombreuses reprises. Les deux hommes étaient liés par le procès, ils ont coulé ensemble : l’un a perdu son métier, ses croyances, toutes ses convictions, et l’autre a replongé dans les dérives psychologiques qui l’avaient accompagné dans l’enfance.
Casu se leva.
— On a le profil complet de Muriez dans le dossier, on peut dire que Crémieux nous a mâché le travail. Orphelin, élevé chez un oncle qui tient une casse, avec la main lourde, jeunesse instable… Très tôt, signes de perversion et de cruauté, notamment envers les animaux.
Sharko soupira.
— Un cas d’école.
— Scolarité en dents de scie, mais le môme est loin d’être con. D’après les notes et les recherches de Crémieux, Muriez développe un goût pour la biologie, lit des tas de bouquins sur la médecine, notamment la dissection. Mais il s’intéresse aussi au satanisme, aux sciences occultes, aux sacrifices rituels. Une soupape de décompression, un refuge… Il croit au diable, se glisse sous son aile quand ça va mal, fréquente les cimetières. Aux alentours de la casse auto et dans les rues avoisinantes, des chiens et des chats disparaissent.