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Un silence. Les policiers se regardèrent.

— Bon Dieu, fit Nicolas. Vous êtes en train de nous dire que… que Savage a sans doute répandu le virus de la grippe pour… pour…

— … préparer la dispersion de la peste à travers la planète, c’est bien possible. La noyer dans la masse et prendre tout le monde de court. Saturer les hôpitaux, les centres de soins, placer les systèmes de santé à la limite de leur fonctionnement pour les désorganiser. Imaginez les dégâts si peste pulmonaire et grippe se mélangeaient. D’autant plus que, contrairement aux autres formes, la peste pulmonaire n’a plus besoin des puces pour se propager, elle est contagieuse comme la grippe. Et elle tuerait systématiquement. D’un point de vue social et comportemental, les gens auraient peur les uns des autres, ils s’enfermeraient chez eux, tandis que d’autres disperseraient la maladie dans toutes les régions du monde à cause de l’industrialisation, des moyens de transport, de l’extrême densité de population dans les grandes villes. La terreur et l’hystérie collective rejailliraient comme au temps du Moyen Âge ; les pays industrialisés seraient complètement déstabilisés ; le système économique actuel s’effondrerait. Bref, un chaos inimaginable.

Sharko essaya de garder son sang-froid, même si c’était compliqué. Il pensait à ses enfants, à Lucie… Sa famille qu’il voulait protéger. Ses yeux se perdirent sur le visage du monstre placardé sur le tableau blanc. Puis revinrent vers Jacob, brûlants de haine.

— On peut espérer les avoir pris de court en dénichant ce laboratoire ?

— C’est l’autre mauvaise nouvelle. Sébastien Sadouine a constaté qu’il restait dans les vivariums peu de puces saines, quand on les compare au nombre de puces infectées. Ce n’est pas normal, c’était trop déséquilibré pour assurer la viabilité du laboratoire. Il pense que Savage et ses acolytes ont pris les puces saines, les ont toutes infectées d’un coup en les nourrissant de sang contaminé et les ont embarquées. Ils en ont sans doute des milliers en leur possession. Ces hommes ont visiblement été pris par l’urgence, ils devaient savoir que vous étiez à leurs trousses.

— Ils l’ont compris dès jeudi dernier, quand on interpellait le hacker, répliqua Franck. Ils ont décidé de passer à l’action plus tôt que prévu. Peut-être qu’ils voulaient emporter encore plus de puces, cette nuit ? Emmener tous les vivariums, mais qu’Amandine les en a empêchés ?

Nicolas était debout, il allait et venait, main au menton. Il s’adressa à Jacob :

— Si on imagine qu’ils sont en possession de puces contaminées, ils ont combien de temps pour les répandre ?

— D’après Sadouine et l’entomologiste, Xenopsylla cheopis devient contagieuse aux alentours du quatrième jour après son premier repas de sang infecté. Elle se met alors à piquer sans cesse, affamée, et à propager la maladie. Elle meurt entre vingt-quatre et quarante-huit heures plus tard.

Les hommes se regardèrent, puis Sharko fixa le schéma sur le tableau blanc et fit un rapide calcul dans sa tête. Le résultat était effroyable.

— Autrement dit, si on admet que les puces ont été contaminées jeudi, le meilleur moment pour optimiser la dispersion de la peste, c’est d’agir…

— … dès ce soir. Le moment où elles seront contagieuses, avec la plus longue espérance de vie.

Nicolas ne tenait plus en place. Il se précipita vers son bureau, tira son blouson, revint vers son divisionnaire et désigna un nom sur le tableau blanc.

— Plus de 95 % de chances que l’homme déguisé en oiseau et détenteur des puces, ce soit lui : Christophe Muriez. On n’a plus une seconde à perdre.

— Très bien, je m’occupe de la paperasse avec le juge et vous colle une équipe de la BAC d’ici une heure, répliqua Lamordier. C’est tout ce que j’ai sous la main dans l’immédiat. Vous l’avez logé ?

— On a sa dernière adresse connue. En espérant qu’il y vive encore. On sait aussi que Muriez possède un véhicule, un pick-up Ford de 1990. On a l’immat.

Le divisionnaire décrocha la photo de Muriez et la fixa avec attention. Alexandre Jacob regardait le schéma, avec ses cases et ses flèches.

— OK. On va diffuser son portrait au plus vite, on fait remonter les infos tout de suite au ministère, dit Lamordier. D’ici quelques heures, tous les flics de France, jusqu’aux agents de circulation, rechercheront cette immatriculation si vous n’avez pas mis la main sur Muriez avant. On va les coincer, lui et Savage. Où qu’ils soient.

Il s’adressa à son capitaine :

— Il n’y a rien de pire qu’une bête traquée et acculée. Restez sur vos gardes, et attrapez-moi cette ordure.

[101]

L’opération se faisait dans l’urgence.

Lamordier avait pu assembler une équipe de cinq hommes de la BAC. Avec Nicolas, Bertrand et Franck, ils étaient huit au total. Jacques Levallois, lui, était resté au bureau pour avancer sur les autres aspects de l’enquête.

Pas de planification, d’observation ni d’étude de terrain. Juste des individus armés de fusils à pompe ou de Sig Sauer — sauf Nicolas —, protégés par des gilets pare-balles qui, en ce tout début d’après-midi, s’approchaient d’une gigantesque casse automobile. Une montagne de taule broyée piégée entre des usines et une autoroute, à la périphérie de Massy, en banlieue parisienne. L’endroit était sinistre, gris, déprimant. Des gens de l’Institut Pasteur avaient accompagné les véhicules de la police. Ils attendaient en retrait, à l’abri dans leur voiture, prêt à intervenir si nécessaire.

Il pleuvinait, une sorte de crachin qui glaçait les visages. Le ciel alternait entre éclaircies et plaques sombres qui ternissaient les couleurs, effaçaient les contrastes et lissaient les reliefs. Le groupe compact de policiers longea un haut grillage, puis de grands panneaux de tôles verdâtres qui faisaient office de mur, avant d’arriver devant une barrière fermée par un cadenas. Les flics le firent sauter en une poignée de secondes, analysèrent les lieux et se divisèrent en deux.

Franck et Nicolas suivirent les deux collègues de la BAC qui couraient vers le vieux mobil-home situé sur la droite, à proximité d’un grand hangar au toit en plaques ondulées. Un chien s’était mis à aboyer. Un bruit sourd, massif, hargneux, résonnait quelque part. Les hommes redoublèrent de prudence. Des voitures démantibulées reposaient sur des ponts ou au-dessus de fosses pleines d’huile. Un bloc moteur était suspendu par des chaînes à un mètre du sol, des courroies pendaient le long de barres transversales comme autant de collets.

Les bottes en Gore-Tex plongeaient dans les flaques noires, provoquant des gerbes d’eau et de boue. Soudain, la porte du mobil-home s’ouvrit et libéra un beauceron avant de se refermer. Gueule carrée, crocs puissants, une force brute qui s’élança dans leur direction.

L’homme de tête braqua son fusil à pompe vers l’animal et ouvrit le feu. Le molosse fut propulsé trois mètres en arrière dans un hurlement. Dès lors, les policiers se précipitèrent vers l’habitation en criant et en se motivant les uns les autres, alors qu’au loin l’autre groupe de flics, alerté, fit demi-tour. Un policier se plaqua contre la tôle, un autre défonça la porte en un coup de bélier. Nicolas, plus en retrait, repéra une ombre qui avait profité de la distraction avec le chien pour jaillir depuis l’arrière du mobil-home et se ruer au cœur de la casse.