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Il regarda sa montre. Pas loin de midi.

— Et, bon Dieu, on a plus que quelques heures pour ça.

[103]

— Et tu nous balances un chien juste parce que tu refourgues du cuivre volé ?

Assis sur une chaise, Albert Muriez, l’oncle, fixait le sol comme un gosse pris en faute. Sharko était seul avec lui dans la caravane, il allait et venait, faisant vibrer la vaisselle et le plancher.

— T’as une idée d’où peut se cacher ton neveu ?

Muriez releva la tête. Son marcel était taché de boue et de nourriture. Un feu à pétrole calé dans un coin diffusait une chaleur insupportable.

— À part ici, il a nulle part où aller. Il a fait une connerie ?

— Pas qu’une, oui. Et c’est très grave.

— J’ai plus rien à voir avec ce malade. Depuis qu’il lui est arrivé ce truc avec sa langue, il me fout encore plus les jetons qu’avant. Ça fait drôle, quelqu’un qui parle plus depuis des années. Il se passe quelque chose de bizarre dans ses yeux quand il vous regarde. Moins je le vois, mieux je me porte.

Sharko se pencha par la fenêtre qui donnait sur l’entrée. Trois des cinq collègues de la BAC grillaient une cigarette à proximité du hangar, les deux autres étaient dans le mobil-home de Christophe Muriez.

— T’as une bonne vue sur ce qui entre et sort d’ici. Ton neveu, tu l’as aperçu quand pour la dernière fois ?

Muriez serrait ses mains boudinées entre ses jambes.

— Hier soir, il est parti assez tard en voiture. Et il s’est pas pointé depuis.

— Il ne pourrait pas se réfugier chez quelqu’un d’autre de la famille ? Un ami ?

— La famille ? Vous déconnez ? Et pour les amis… Il a pas d’amis, il en a jamais eu.

Sharko rageait. Muriez s’était planqué avec soin, peut-être au fond des égouts, et ils ne le retrouveraient pas de sitôt.

— Personne ne vient le voir ici ?

Muriez secoua la tête, puis se reprit.

— Il y a bien ce type qui est venu une paire de fois, mais ça remonte à un bout de temps. Des semaines, je dirais.

Sharko s’accroupit devant lui et capta son regard.

— Décris-le-moi.

— Assez grand, crâne dégarni, visage rond, une petite moustache. Il venait toujours à pied, il devait garer sa voiture plus loin. Je sais pas.

La brève description physique correspondait à celle d’Hervé Crémieux.

— Cet homme et ton neveu restaient longtemps ensemble ?

— Des plombes, ouais, parfois. D’ailleurs, ça m’étonnait que Christophe le laisse entrer. Personne ne peut franchir la porte du bus sans que mon neveu le foute dehors à coups de pied au cul.

— Et toi, t’allais là-bas, dans sa caravane ?

— Vous êtes fou ? Il m’aurait cassé la gueule. Vous avez déjà vu Christophe ? C’est pas le genre qu’on emmerde. J’ai vite compris quand, à 15 ans, il faisait une tête de plus que moi. Je l’ai laissé vivre sa vie, il s’est débrouillé.

Sharko posa encore quelques questions qui ne lui apprirent pas grand-chose. Christophe Muriez était un type solitaire, violent, asocial, traînant derrière lui les plaies de son enfance. Le flic sentait qu’il ne tirerait plus rien de son interrogatoire. Christophe Muriez ne décrochait plus un mot depuis qu’il s’était coupé la langue, les deux hommes ne se côtoyaient pas. Ce qui comptait à présent, c’était de le localiser, de découvrir où il allait frapper. Peu importait le profil psychologique.

Le lieutenant de police fit sortir l’oncle et le confia aux collègues de la BAC, puis alla rejoindre Nicolas, Bertrand et les autres flics. Le temps avait passé, les hommes étaient en train d’empiler des livres sur une grande bâche étalée devant le mobil-home. Il y en avait déjà une bonne centaine, de toutes sortes. Sharko remarqua plusieurs bibles, différentes éditions. Casu avait les bras chargés.

— On vide à mesure pour y voir clair. On a déjà trouvé des trucs intéressants planqués derrière les livres, tu devrais aller y jeter un œil.

Sharko entra dans la caravane. Nicolas, qui avait enfilé des gants en latex, était assis à la table du minuscule salon, devant un cahier ouvert. D’autres étaient entassés sur sa gauche. Il releva la tête vers Sharko dans un soupir, et lui tendit le cahier en sa possession.

— Celui-là est le plus intéressant et probablement le plus récent du lot. Regarde.

L’écriture était minutieuse, serrée, réalisée à l’encre noire. Muriez s’était appliqué sur chaque lettre formant chaque mot, chaque dessin. Franck tourna les pages. Partout, des esquisses de croix inversées, des figures de diable, des têtes de rat, le schéma complet de l’anatomie d’une puce, avec les flèches indiquant le nom des différents organes. Les dessins étaient réalisés à la perfection. Il fallait bien admettre que Muriez avait du talent.

Plus loin, sur la page de gauche, se trouvait un descriptif complet et annoté du costume des médecins bec, et sur celle de droite ainsi que sur les suivantes des patrons pour fabriquer une tenue identique, avec le masque et les gants auxquels Muriez avait ajouté les lames tranchantes. L’Homme-oiseau avait utilisé des matériaux comme le tissu, le papier journal, la colle, la peinture, du métal tiré des carcasses de véhicules…

Sharko tourna encore les pages. Le tueur avait alterné entre dessins, notes personnelles et citations d’ouvrages religieux, dont la plupart étaient tirées de la Bible.

C’est lui qui conduira l’assaut final de Satan contre le Christ et ses disciples, juste avant le retour physique de Jésus-Christ sur la terre, pour y établir Son Royaume…

Nicolas avait relevé les yeux vers Bertrand Casu, qui se tenait debout, un autre cahier dans les mains.

— Et encore un. Celui-là était planqué derrière une pile de livres dans la cuisine. On dirait que Muriez s’est aménagé des sortes de petites trappes pour accéder à ses délires.

Nicolas le prit avec appréhension et le posa devant lui. Il se mit à le feuilleter. Des photos étaient collées en un patchwork immonde. Des animaux disséqués, des chats éventrés, avec, chaque fois, une petite légende. Les clichés dataient de 2011. Plus loin, des humains. Le promeneur de Meudon et son chien. Il était indiqué, sous les clichés « Forêt de Meudon, 25 nov 2013 ».

— Un album-souvenir de ses crimes.

Nicolas tourna d’autres pages et s’arrêta devant les photos des quatre hommes enchaînés dans les égouts. Son nez se plissa.

— Bon Dieu.

Les SDF prisonniers étaient accablés par la maladie. Des cadavres ambulants qui, rampant au sol, tendaient la main vers le photographe, comme pour le supplier de les achever. L’un d’entre eux avait le visage déformé par de gros boutons noirs, un autre n’avait plus que la peau sur les os, comme aspiré de l’intérieur. Il baignait dans ses sécrétions. Ces hommes avaient été frappés par un mal dévastateur.

Sharko observa aussi les photos.

— On a cru que les SDF avaient servi de cobayes pour la grippe… Mais une grippe ne pourrait pas faire ça.

— C’est la peste. Ils leur ont refilé la peste.

Sharko découvrait les ravages de la maladie sur l’être humain. Un tableau d’horreur. Ces hommes avaient été des objets expérimentaux, ils avaient dû endurer le stade ultime de la souffrance. Réduits à de la matière première. Le flic se rappelait les rats morts dans les égouts, et ce cadavre d’animal couvert de puces. Nicolas voulut continuer à feuilleter le cahier, mais Sharko lui posa une main sur le poignet.

— Tu devrais me laisser faire à présent.