Nicolas secoua la tête.
— Ça va, Franck.
— Tu es bien certain ?
— Ça va, je te dis.
Franck, de son côté, n’avait pas besoin d’en voir plus. Dans un soupir, il se leva et partit aider ses coéquipiers. Il savait pertinemment ce que Nicolas découvrirait sur les pages suivantes. Pourquoi s’infligeait-il cette souffrance ? Sa haine était déjà bien assez forte, la coupe était pleine. Mais Nicolas voulait aller au bout du tunnel. Ne rien lâcher. Plus que tout au monde, faire que Christophe Muriez paie pour ses crimes.
[104]
Sharko se retrouva dans la chambre, au fond du mobil-home.
Personne n’avait touché à rien. La grande carte de Paris était punaisée sur un panneau de liège juste en face de lui. À côté, il y avait le symbole des trois cercles, dessiné sur une feuille collée sur la cloison. Muriez avait tracé des points sur les cercles, comme des planètes en orbite sur un système solaire macabre. Beaucoup de points sur le cercle le plus extérieur, moins sur le deuxième, un seul sur le premier : l’Homme en noir, le maître de cet univers de folie et de mort, capable de traverser les lieux et les époques.
L’œil de Sharko fut attiré par des coordonnées notées au crayon de bois, dans le coin inférieur droit du plan de Paris. Muriez avait à peine appuyé sur la mine.
142°38’48.34"E
11°23’40.43"N
Il fronça les sourcils, sortit un petit papier et compara avec les coordonnées retrouvées chez Crémieux.
11°23’40.40"N
142°38’48.38"E
Elles étaient presque identiques, mais les derniers chiffres étaient différents. Sharko ne comprenait pas. Il entra les données sur le système GPS de son téléphone et tomba encore une fois sur la fosse des Mariannes.
Bertrand Casu entra dans la chambre.
— Il est presque 14 heures, je vais aller acheter des sandwichs. Qu’est-ce que tu veux ? Thon-mayo ?
Casu suivit le regard de Sharko et fixa lui aussi la carte de la capitale avec attention, remarquant les coordonnées inscrites en bas. Sharko lui montra l’écran de son portable.
— Merde, c’est incompréhensible, fit Casu.
— Une vraie colle.
Bertrand se gratta le crâne et observa de nouveau le plan de Paris.
— Ça ne sert à rien, j’ai déjà regardé de près, fit Sharko. Hormis ces coordonnées GPS, il n’y a rien à trouver. Pas de marque de crayon, aucun signe qui indique un endroit particulier. On ne sait pas où il va larguer ses puces.
— Tu penses que Muriez va frapper sur la capitale ?
— Cette carte est le seul truc neuf dans ce bordel, elle n’est pas là pour décorer. Muriez s’endort chaque soir avec le plan de Paris en face de lui. Peut-être qu’il imagine déjà le chaos qu’il s’apprête à semer avec ses puces ? Si on s’en tient au plan, ça élimine les aéroports.
— Qu’est-ce qu’il va viser, alors ? Une gare ?
— Il va viser ce que Crémieux lui a dit de viser. Et, donc, ce que Josh Ronald Savage veut depuis le début. Ça pourrait être le Louvre, un bateau-mouche, un bus touristique… Pourquoi pas les Galeries Lafayette ? Il y a des quartiers bondés de touristes chinois qui pourraient ramener la peste sur leur territoire… Les cibles peuvent être tellement nombreuses et on peut mettre toutes les forces de police ou les militaires qu’on veut, s’il veut frapper, il frappera. Le temps passe, Bertrand, et nous, on en est à feuilleter les cahiers délirants de ce dégénéré pour espérer trouver la faille.
Il désigna le couloir.
— J’ai entendu Nicolas discuter au téléphone avec Lamordier. Des nouvelles de Savage ?
— Pas encore logé. Des requêtes partent dans tous les sens : centre des impôts, Sécurité sociale, Interpol, services secrets de différents pays. Les ordres viennent de l’Intérieur, j’aime autant te dire que ça carbure. Tout le monde est sous pression.
Bertrand s’empara d’une pile de livres. Au moment de sortir de la pièce, il s’arrêta et fixa Sharko dans les yeux.
— Les empreintes digitales…
— Quoi, les empreintes digitales ?
Casu hocha le menton vers le plan.
— Crémieux est venu entre ces murs, il a peut-être pointé sur la carte l’endroit où Muriez devait frapper ? Auquel cas, des traces papillaires seront imprimées sur le papier.
Le regard de Sharko brilla.
— Je vais emmener ça tout de suite au labo. Bien vu !
Casu sortit. Franck resta immobile devant l’écran de son téléphone et ces étranges coordonnées GPS. Avec son logiciel de navigation, il planta une « punaise » virtuelle à l’endroit indiqué, puis entra les autres coordonnées, celles de Crémieux. Planta une autre punaise virtuelle. Son logiciel indiqua alors que les deux points étaient distants d’à peine trois kilomètres.
Trois kilomètres, au beau milieu de l’océan. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ces coordonnées notées par Muriez permettaient-elles aussi d’accéder à la Chambre noire ? Que représentait-elle vraiment, cette fichue Chambre ? Était-elle bien réelle ou juste une chimère ? Un lieu maudit qui n’existait pas ?
Soudain, Franck Sharko fut frappé par une idée. Et même une évidence.
Bien sûr ! Bordel !
Il s’en voulait de ne pas avoir tilté plus tôt. Il s’agissait peut-être effectivement de coordonnées GPS, mais pas pour naviguer dans le monde physique. Les propos de Guillaume Tomeo, leur crack en informatique, se mirent à résonner dans sa tête. « Quiconque le souhaite réellement peut embarquer gratos dans le sous-marin et descendre dans les profondeurs, pour y rencontrer ces monstres de l’ombre qu’on ne voit jamais à la surface. »
Le Darknet regorgeait de monstres des abysses tous plus ignobles les uns que les autres.
Le Darknet était les abysses.
« Les adresses d’accès aux sites fantômes ne sont qu’une mélasse de chiffres et de lettres… », avait ajouté l’informaticien.
Sharko se sentit soudain électrisé. Fouetté par l’adrénaline. Il prit le panneau de liège comprenant le plan et sortit de la pièce au pas de course, persuadé qu’il était que ces coordonnées GPS, mises bout à bout, constituaient une adresse fantôme.
Une ouverture vers les plus profonds abysses du Darknet.
[105]
Presque 15 heures.
Le temps passait à une vitesse effroyable. Sharko écoutait la radio en fonçant vers les services de la police technique et scientifique. La grippe des oiseaux monopolisait plus que jamais l’actualité. Le nombre de cas ne cessait de s’accroître, on en était à mille huit cents malades et trois morts. La Suisse et la Bulgarie s’étaient ajoutées à la liste des pays européens touchés, et un cas avait été détecté à New York dans la nuit du dimanche au lundi, ce qui impliquait que le niveau d’alerte le plus élevé serait déclaré dans les prochains jours par l’OMS : la pandémie.
Des scientifiques et des journalistes commençaient à s’interroger sur la façon dont la grippe était passée de l’oiseau à l’humain, et nul doute qu’ils finiraient par découvrir la vérité. Côté politique, l’opposition tirait à boulets rouges sur le gouvernement en place, les accusant de négligence, de maladresses, de dissimulation. On commençait à fouiner dans les dossiers, à remuer la boue, à s’intéresser aux industries pharmaceutiques et au business des vaccins. Comme chaque fois, des théories du complot se mettaient en place tandis que, plus concrètement, des écoles fermaient dès qu’était avéré un cas. Des infirmières descendaient dans la rue tandis que les lits d’hôpitaux se remplissaient, des chauffeurs de la RATP avaient refusé d’aller travailler de peur d’attraper le microbe et ils médiatisaient leurs revendications : ils voulaient davantage de sécurité et de primes de risques. Les producteurs de volailles n’arrivaient plus à vendre leur marchandise et voyaient leur chiffre d’affaires s’effondrer…