La liste des dysfonctionnements, petits et grands, était interminable. Mais ce n’était rien par rapport à ce qui risquait de se passer si la peste était répandue dans la population. Sharko se rendit compte à quel point l’équilibre de la société était fragile. Elle reposait sur un lit de sable que la nature, celle qu’on avait trop tendance à oublier, pouvait ébranler à tout moment. Le jour où elle aurait décidé de reprendre ses droits, où elle en aurait assez de la négligence des hommes, elle lâcherait un grand fléau qui balaierait l’humanité aussi facilement qu’un claquement de doigts. La Terre continuerait à exister, mais sans nous. Et ça ne l’empêcherait pas de tourner.
Franck déposa le panneau de liège avec la carte de Paris au service de dactyloscopie, demandant une analyse en urgence. On lui promit des résultats dans les deux ou trois heures, on supposait qu’il allait falloir des techniques spéciales de fumigation pour ce genre de papier. Puis il se rua au 36, juste à côté. Il grimpa les trois étages à en perdre son souffle, regagna son open space, ferma la porte et s’installa à son bureau, en sueur.
Jacques Levallois, qui s’était tenu au courant de la situation, leva la tête.
— Vous êtes encore tombés sur un sacré énergumène, il paraît.
— L’oncle, oui… Mais ça ne nous a avancés à rien. L’Homme-oiseau court toujours.
L’ordinateur était prêt. Sharko se concentra sur son écran et lança son navigateur SCRUB. En même temps, il déplia un petit morceau de papier qui contenait les coordonnées obtenues grâce au foulage sur le Post-it.
11°23’40.40"N
142°38’48.38"E
Dans le navigateur SCRUB, le réseau anonyme était chargé, prêt à l’emploi. La gorge serrée, Franck entra dans la barre d’adresse les données mises bout à bout : 11234040N142384838E.dkw et valida.
Une page noire apparut avec, au milieu, le symbole des trois cercles. Il y avait un message en anglais que Franck traduisit mentalement : Bienvenue dans la Chambre noire. L’endroit le plus profond du Darknet.
Sharko ressentit une joie immense qui fut rapidement écrasée par une grosse boule d’angoisse : il était enfin aux portes de cette fameuse Chambre noire. Il allait connaître ses effroyables secrets. Il leva les yeux vers la photo de Josh Ronald Savage. Le défia du regard comme s’il était face à lui, en chair et en os.
Leur confrontation viendrait très bientôt, Sharko en avait la certitude.
Ses yeux revinrent vers son écran. Son majeur trembla quand il guida le curseur de la souris jusqu’au bouton « Enter » présent sur la page du Darknet.
Il appuya.
[106]
Face à son écran, Sharko avait l’impression de se retrouver entre les hauts murs en pierre d’un labyrinthe. Le chemin du dédale virtuel se divisait en trois, comme les pics d’un trident. Sur la gauche, une porte fermée indiquait en anglais « Mes actes », au milieu « Mon laboratoire » et à droite « Qui suis-je ? ». Franck se sentait dans un drôle d’état, il avait l’impression de pénétrer un secret auquel seuls quelques-uns — peut-être les êtres les plus monstrueux de la planète, ceux qui avaient commis les plus grands méfaits — avaient accès.
Il entrait dans l’intimité de l’Homme en noir.
Il voulut ouvrir la porte « Qui suis-je ? », histoire d’être réellement sûr qu’il s’agissait bien de Savage, mais une zone de texte apparut dans une petite fenêtre qui lui demandait un mot de passe. Sharko tapa n’importe quoi, valida, mais rien n’y fit. La fenêtre restait en place et réclamait un nouveau mot de passe.
— C’est pas vrai !
Il abandonna, ferma la fenêtre et cliqua sur la porte de gauche, « Mes actes ». Cette fois, pas de demande de code. L’adresse en.dkw changea, se transformant en une autre interminable suite de caractères. Une page apparut, avec une longue liste de liens, chacun d’entre eux constitué d’un lieu et d’une date. D’un rapide coup d’œil, Franck vit que les dates s’étalaient de 1963 à 2013. Il cliqua sur la première ligne : Lac Victoria, Tanzanie, 1963. Tomba sur une page écrite en anglais et à la première personne.
… J’ai travaillé à l’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria. Cet animal était un prédateur vorace que j’avais étudié, je savais qu’en quelques années il se développerait à une vitesse prodigieuse et anéantirait les deux cents autres espèces de poissons du lac…
… C’est un poisson très prisé, dont le commerce florissant alimente aujourd’hui l’Europe, notamment la Russie. L’exportation massive de la chair blanche de ces poissons et les enjeux économiques générés ont permis le développement de tous types de trafics liés à une urbanisation intense autour du lac Victoria. Prostitution, drogue, violences…
… Le SIDA continue à y faire des ravages, à se répandre dans ces populations et à éliminer les mauvaises graines…
… Autour du lac, j’ai mis en place un trafic d’armes avec les avions-cargos russes et ukrainiens qui arrivent avec des kalachnikovs cachées sous les produits humanitaires à destination du Rwanda et de l’Angola, et repartent avec plusieurs centaines de tonnes de filets de poisson. Les populations noires s’entretuent grâce à ces armes. Voici comment…
Et ça continuait. Il y en avait des pages et des pages, mais Sharko lut jusqu’au bout, écœuré. Il en avait mal au ventre. Le texte expliquait comment l’Homme en noir avait réussi à corrompre, détruire, répandre la guerre, la maladie dans cette partie de l’Afrique. Comme l’avait fait le hacker, ce salopard exposait son curriculum vitæ, sans jamais dévoiler son identité.
Sharko comprit alors que chaque lien de la liste était une abomination, une plaie que l’Homme en noir avait ouverte dans notre civilisation et qu’il avait laissée s’infecter. J’ai travaillé à… J’ai participé à… J’ai créé…
Ainsi, à partir d’une idée diabolique, d’une véritable volonté de faire le mal, il mettait en place l’organisation des trois cercles, et les sbires agissaient pour lui, tandis que lui disparaissait pour aller répandre sa graine maléfique ailleurs. Il exploitait toutes les déviances de l’être humain, toutes ses failles, ses tentations. Il répandait son miel infect à travers la planète pour la corrompre, la blesser, lui faire mal.
Quelque chose tracassait Sharko. L’action en Tanzanie débutait en 1963 d’après la date indiquée sur le lien. Or, Nicolas lui avait dit que Savage était né en 1950. Il n’avait donc que 13 ans à l’époque. Comment aurait-il pu introduire la perche du Nil dans le lac ? Mettre en place un trafic d’armes ?
13 ans… Un enfant… Pourtant, le médecin polonais a formellement reconnu Savage. Vêtu en noir, chapeau de feutre, même physique… On sait que c’est lui. Enfant, avait-il assisté quelqu’un ? Son père ? Un mentor ?