— T’as une sale tête.
— Je sais. Et ça ne va pas en s’améliorant. J’ai mal partout, des courbatures… (Il grimaça.) Je disais, on a pas mal de sang sur sept ou huit mètres, puis c’est plus diffus. L’assassin a essayé d’effacer les traces de sang, mais ça a été fait dans la précipitation. Des coups de pied dans les feuilles, un peu de terre retournée. Bref, il a pris peu de précautions.
Sharko observa avec attention l’environnement. L’eau, les arbres tout autour, la végétation dense. Puis il se focalisa sur les traces de lutte et de sang.
— Il y avait une route à proximité des cadavres. Là où on s’est garés. Peut-être que l’assassin s’était aussi garé par là et qu’il voulait embarquer les corps, mais qu’il n’a pas pu ?
— Autres présences ? Peur de se faire surprendre ?
— On a retrouvé la lampe ?
— Toujours pas. Il l’a peut-être balancée à la flotte ?
La berge plongeant à pic là où ils se trouvaient, le bord d’eau était inaccessible. Il y eut un gros bruissement dans les branches avoisinantes. Un oiseau noir, ressemblant à un corbeau, prit son envol. Sharko le fixa quelques secondes et se tourna vers Lucie, tandis que Robillard rejoignait les techniciens en identification criminelle.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— J’en sais rien, c’est bizarre. Est-ce que l’assassin était au courant que Blanché venait de changer de poste à Orly et allait passer à cet endroit cette nuit ? Est-ce qu’il l’attendait, caché derrière les arbres et armé de ses étranges couteaux ? Et là, il le surprend, une lutte s’engage. Il le tue et cherche à l’embarquer.
Sharko touchait le nœud de sa cravate rayée, le regard au loin. Lucie le savait tracassé.
— Tu n’as pas l’air très convaincu par ce scénario…
— Pourquoi il aurait tenté de prendre aussi le chien ? Et puis, s’il avait tout programmé, s’il avait eu pour objectif de tuer et d’emmener Blanché, pourquoi il ne l’aurait pas éliminé dans un endroit plus simple d’accès, moins enfoncé dans la forêt ? Plus proche de sa voiture ? Pourquoi il se serait donné tout ce mal ?
— C’est isolé, ici. Pour être certain qu’on ne le surprenne pas ?
— Et s’il s’était fait surprendre par Blanché, justement ?
Sharko s’accroupit, caressant les feuilles sous ses pieds. Il égrena un peu de terre entre ses doigts, l’œil rivé à la surface de l’étang.
— J’ai l’impression que, cette nuit, notre tueur était occupé à autre chose. Et qu’il ne s’attendait pas du tout à la visite d’un homme et de son chien au beau milieu d’un bois. Il se fait surprendre, une bagarre a lieu… Notre pauvre victime se fait assassiner et emmener ailleurs, afin de… l’éloigner de cet étang.
Il se redressa et sortit son téléphone portable.
— Faut qu’on fasse venir des plongeurs.
[11]
La Kangoo de Johan tourna en direction de la place de la Bastille.
Les deux scientifiques filaient vers la rue Merlin, dans le 11e arrondissement de Paris. Amandine venait d’avaler un assortiment d’antiviraux qu’elle transportait en permanence dans son sac. À cause de la maladie de Phong, elle se gavait de médicaments préventifs, d’antibiotiques, de sirops… Sans compter les antimigraineux qu’elle prenait tous les jours. Depuis deux ans, son organisme devait ressembler à une grande usine chimique et, sans doute, plomber son espérance de vie. Mais peu importait, elle le faisait pour Phong.
Elle tenait à présent la photocopie d’une fiche de renseignements que lui avait remise Johan. Ce dernier lui fit un rapide bilan.
— Notre homme s’appelle Jean-Paul Buisson, 63 ans, veuf. Avant-hier samedi, il va consulter son médecin traitant, le docteur Doullens. Il présente tous les symptômes de la grippe. Doullens fait partie du réseau GROG[11] Île-de-France, il est très impliqué dans la surveillance biologique de la grippe saisonnière. Dans son cabinet, il fait le test rapide à bandelettes sur son patient, qui ne donne rien : aucune réaction, résultat négatif.
— Ce n’est donc pas la souche de la grippe saisonnière qui circule en ce moment sur notre territoire.
— Non. Mais vu les symptômes, le médecin est quasi certain qu’il s’agit d’un virus grippal. De ce fait, il procède à un prélèvement rhino-pharyngé chez son patient, remplit la fiche de renseignements que tu as entre les mains et envoie le tout à Pasteur pour analyse…
Amandine lisait la fiche du malade avec attention. Pas de déplacement à l’étranger, pas de vaccin contre la grippe saisonnière. Les symptômes présents consistaient en une toux, des céphalées, de la température, des courbatures. Le médecin avait fait un prélèvement par écouvillage nasal, de façon à récupérer les échantillons microbiens qu’il avait placés dans un tube spécial.
— Pendant que Séverine Carayol était en réunion avec nous ce matin, son collègue travaillait sur ce prélèvement. Ils ouvrent le paquet, récupèrent le tube et commencent les tests. Deux heures plus tard, ils identifient bien une grippe, de type A. Ils se focalisent donc sur un sous-typage. Et c’est là que ça coince. Le virus qu’ils possèdent dans leurs éprouvettes ne correspond à aucun sous-type connu de grippe.
À Pasteur-Paris, on possédait, dans des congélateurs, tous les sous-types de grippe connus dans le monde. Des centaines et des centaines de souches qui avaient fini par infecter des êtres humains à un endroit de la planète et qui avaient été prélevées, analysées et stockées par les laboratoires. Amandine remit la fiche sur le tableau de bord.
— Exactement comme pour les oiseaux migrateurs… Tu penses qu’il y a un rapport ?
— C’est trop tôt pour le dire. Il faut attendre les résultats complets des séquençages, côté oiseaux, côté humain, pour pouvoir comparer les souches. Mais je dois t’avouer que je n’arrête pas d’y penser.
— Si c’est le cas, notre homme a forcément été en contact avec des oiseaux sauvages. Et c’est lors de ce contact qu’un oiseau lui a transmis le virus.
— Nous le saurons en discutant avec lui.
— Si c’est avéré, tu sais ce que ça implique ?
— Que ce virus grippal a un code génétique compatible avec un développement chez l’homme. Qu’il y a eu une recombinaison quelque part, qu’il est capable de jouer à saute-mouton entre oiseaux et humains et de se greffer à chacun d’entre nous aussi facilement qu’une moule sur un rocher. Et le fait que la grippe saisonnière soit en train de s’installer ne nous arrange pas. Elle risque de noyer le poisson.
Il redémarra après s’être arrêté à un feu rouge. Il était plus de 11 heures, la circulation était calme. Ils seraient bientôt arrivés.
— Actuellement, le patient est au pic de sa maladie, donc très contagieux. Je peux m’en occuper seul, si tu veux. Je ne voudrais pas que tu ramènes une saloperie chez toi. Il n’y aurait rien pour empêcher ce H1N1 de faire des ravages dans l’organisme de Phong. Aucun soin, aucune parade.
Amandine n’oubliait jamais que même les soins pouvaient tuer Phong. Par exemple, certains vaccins contenant des virus vivants atténués étaient dangereux pour lui.
Elle secoua la tête.
— C’est mon job, Johan. On est là pour protéger les populations.
— Il y a des limites à tout. D’ordinaire, tes bestioles sont plutôt dans les laboratoires. C’est assez nouveau, le terrain pour toi, et…
— … On a les masques antigrippe, on va bien se protéger, il n’y a aucun problème.
— Très bien. Mais j’avoue que parfois j’ai du mal à te comprendre. C’est comme si tu te baladais en permanence avec une grenade dégoupillée dans la main.