Sharko resta sur ses doutes et fit glisser le curseur sur les différents liens, fébrile. Algérie, 1966… Chili, 1973… Équateur, 1978… Afrique du Sud, 1979. Il s’arrêta sur ce dernier lien.
… ai participé au développement d’armes biologiques et chimiques. L’Afrique du Sud disposait des meilleurs chercheurs, qui depuis des décennies s’étaient penchés sur les vagues incessantes de fléaux et de maladies qui balayaient le continent…
… Les virus et les bactéries étaient la clé. Un moyen de nettoyer de façon invisible et efficace. Mais le véritable danger était que les microbes pouvaient se retourner contre ceux qui les utilisaient. Il fallait créer génétiquement des micro-organismes capables de différencier les populations…
… Mes « bombes ethniques » n’étaient pas efficaces à 100 %, et pas utilisables à grande échelle. Les virus se trompaient parfois de cible. Les tests ont montré qu’ils tuaient les Blancs de façon incompréhensible, il a fallu abandonner…
… Mais ce n’était que partie remise, je savais que les microbes étaient l’avenir…
Sharko poursuivit la visite de cette partie de la Chambre noire. En voyant le lien Espagne, 1983, il songea à leur affaire précédente, à la photo floue de l’Homme en noir devant la clinique San Ramon. Josh Ronald Savage…
… ai participé à la mise en place du triangle de la mort entre la clinique San Ramon, Santa Cristina et la maternité O’Donnell, et ai assuré la pérennité du trafic de bébés…
… Grâce à moi, plusieurs centaines de milliers d’enfants ont alimenté une partie de l’Europe et des pays d’Amérique du Sud jusqu’à l’aube des années 2000, afin de servir les meilleurs individus… Je me suis occupé de…
Des pages et des pages.
Canada, 1986… Liban, 1991… Rwanda, 1995… Désormais, Sharko faisait défiler les liens sans cliquer, il aurait fallu des heures pour tout lire, tout décortiquer, et il voulait vite ouvrir les autres portes.
Il s’attarda néanmoins sur Argentine, 1997… Sharko voulait en être certain, il savait déjà ce qu’il allait trouver… L’une des pires déviances qu’il avait eu à affronter dans des affaires criminelles.
… développement du trafic d’organes, afin d’alimenter un réseau parallèle de greffes de reins et de cornées…
… Éliminer la mauvaise graine en prélevant des organes pour assurer une meilleure survie à ceux qui ont l’argent et le pouvoir…
… Utiliser la matière première fournie par les prisonniers, les handicapés, les…
Zambie, 2002… Éthiopie, 2006… Amazonie, 2009… Sa poitrine se serra davantage quand il vit Russie, 2011. L’affaire Atomka… Il franchit de nouveau la barrière du Mal en cliquant et lut en diagonale.
… mis au point un système de cryogénisation, à l’aide de radiations, capable d’assurer la survie des meilleures graines de notre espèce…
… Avec cette technologie, les organes vivants prélevés peuvent désormais être conservés ad vitam æternam et greffés n’importe quand. L’objectif est de stocker ces organes en quantité suivant nos besoins. Quand l’un de nos reins, de nos poumons se fatigue, il suffit alors de le changer…
… Trouver la matière première n’est pas un problème… Puiser dans la mauvaise graine…
Et ces idées, toutes plus sombres les unes que les autres. Ces pensées noires, eugénistes, cette volonté de détruire le faible, d’anéantir pour construire des êtres d’exception. Des mots revenaient sans cesse, mauvaise graine, sélection naturelle, éliminer, tuer… Sharko était au bord du gouffre, son ordinateur était comme un trou noir qui cherchait à l’aspirer, à l’emmener dans des abysses insondables. Cela faisait plusieurs années que Lucie et lui traquaient le Mal incarné, et ils ne s’étaient rendu compte de rien. Derrière chaque assassin qu’ils avaient croisé dans les grosses enquêtes internationales, il y avait peut-être eu l’ombre de Josh Ronald Savage. Le sillon de son esprit maléfique.
Restaient deux liens, France, 2012 et France, 2013. Sharko lut la teneur du premier lien et se retrouva confronté à leur affaire de l’année précédente.
Puis il cliqua sur l’ultime lien et avala les lignes du texte qui s’afficha.
… grand temps d’en finir avec le virus humain qui, telle la perche du Nil, épuise toutes ses ressources jusqu’à l’étouffement, jusqu’à finir par se nuire…
… L’homme faible et corrompu est le pire des fléaux que l’humanité ait rencontrés. Et pour lutter contre le pire des fléaux, il faut le pire des fléaux qui est, à mes yeux, le seul antibiotique pour soigner l’espèce humaine…
… Oui, les virus et les bactéries sont la clé, je l’ai toujours su. Je vais nettoyer la civilisation, nous repartirons sur des bases saines, avec des organes neufs, et en utilisant les technologies précitées, nous perdurerons sur cette planète, par-delà la vieillesse et la mort… Nos enfants hériteront des meilleurs gènes… Nous allons tout reconstruire tandis que s’éteindra le reste de l’espèce humaine…
— … un café ?
Sharko leva les yeux. Levallois se tenait debout devant lui, et il attendait.
— Euh… non, non, pas de café.
— Ça va, Franck ? T’as l’air bizarre.
— Je…
Il ne termina pas sa phrase et baissa de nouveau le regard sur son écran. Les abysses l’attiraient. Une longue énumération d’actes criminels, de 1963 à 2013.
Cinquante ans de ténèbres, de tueries en masse, de dictatures, de guerres. Comment cela était-il possible ? Comment Josh Ronald Savage avait-il pu être chaque fois présent et passer à travers les mailles du filet ? Rester invisible, disparaître dès qu’on prononçait son nom ? Ne jamais se faire prendre ?
Sharko avait besoin d’oxygène. Il se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit en grand. L’air frais du dehors lui fit du bien. Nous perdurerons sur cette planète, par-delà la vieillesse et la mort… Sharko sentit un courant d’air lui passer le long de l’échine. Il frissonna et referma la fenêtre. De retour à son bureau, il revint sur la page d’accueil de la Chambre noire et entra, cette fois, par la porte du milieu : « Mon laboratoire ».
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L’adresse Internet changea, et Sharko se rendit compte qu’elle correspondait aux coordonnées trouvées chez Muriez, mises bout à bout : 142384834E11234043N.dkw. Ainsi, l’Homme-oiseau avait accès à cette partie de la Chambre noire, « Mon laboratoire », mais pas aux autres : l’Homme en noir avait bridé son territoire d’exploration.
Sur l’écran s’affichaient des petites fenêtres de webcams. Des dizaines de carrés pixélisés et anonymes. Sharko cliqua sur l’une d’elles, découvrit une jeune femme noire, suspendue par les bras dans un endroit sombre. Le visage en sang. Inerte. On lui avait coupé les seins, et deux grandes entailles partaient de chaque côté de sa bouche pour former un sourire de l’ange. Une bulle de sang éclata entre ses lèvres.