Elle vivait.
Un colosse apparut dans le champ, habillé en bleu de travail, avec un grand tablier blanc passé autour de son cou. L’homme portait un masque de hockey et serrait une tenaille dans son poing. Il fixa l’objectif, se décala pour s’assurer qu’on voyait en totalité le corps de sa victime et approcha la pince du sexe. Sharko en eut l’estomac retourné, il ferma la fenêtre et se recula sur son siège, comme propulsé par la violence des images.
Les fenêtres des webcams étaient toutes animées. Elles l’invitaient à découvrir l’interdit, l’inimaginable, à briser toutes les frontières qui faisaient de lui un être humain.
Sharko cliqua sur une autre caméra. Un village au milieu de la jungle. Trois cadavres gonflés jonchant le sol, vraisemblablement frappés par un mal mortel. Une silhouette avec une casquette et des lunettes de soleil versa de l’essence sur une hutte en paille et y mit le feu. Et, tandis que le brasier ouvrait grand sa gueule, la caméra s’éteignit, l’écran devint noir.
Nouveau clic, nouvelle webcam… Des enfants au crâne rasé, plongés dans des espèces d’aquariums horizontaux, qui semblaient dormir dans du liquide au fond d’une salle immaculée, comme dans un hôpital. De petites bulles remontaient parfois des profondeurs de ces cuves. Combien étaient-ils ? Une dizaine ? Sharko songea aux technologies qu’il avait découvertes en Russie. Toutes ces machines étaient censées avoir été détruites. Et pourtant elles étaient là, juste en face de lui.
On peut détruire les machines, mais pas le savoir.
Là, un individu aux traits sud-américains, filmé dans une pièce qui ressemblait à une cave, attaché, mutilé, à demi conscient…
D’autres images : une chambre crasseuse, un violeur en action, un bas sur le visage, en train de s’acharner sur une victime aux traits asiatiques.
Sharko regarda d’autres horreurs, anéanti. Il avait devant lui la mise en images la plus crue des trois derniers cercles de l’enfer. Des êtres humains, tueurs en série, violeurs, pervers, organisateurs, médecins, savants fous, qui filmaient leurs actes. Qui les offraient, via la Chambre noire, à ceux qui voulaient bien voir. Et à leur maître à tous : l’Homme en noir.
Franck prit la photo de ses fils rangée dans son portefeuille, il caressa leur petite bouille du bout du pouce, les larmes aux yeux. Il était vraiment prêt à ouvrir les vannes, laisser se déverser sa peur et sa colère. Il se retint parce que Levallois entrait avec son café. Il rangea la photo et revint vers son écran. Il s’apprêtait à quitter cette page mais son regard tomba sur une webcam qui venait de s’allumer. Ses sens se mirent en alerte.
Il cliqua. Une chambre, un lit à une place, au milieu. Un mobilier réduit. Sur le lit, un vivarium noir de puces et un gros sac de sport ouvert.
— Viens, Jacques ! Viens vite !
Levallois accourut.
— Qu’est-ce… ?
— C’est lui. L’Homme-oiseau. Il a allumé une webcam et est en train de filmer.
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Le masque vénitien apparut à l’écran, l’homme pencha la tête, comme s’il fixait quelqu’un à travers la caméra. Deux minuscules ronds à la place des yeux, un long nez crochu. Levallois eut le réflexe de s’écarter de l’ordinateur.
— Il m’a fait peur, ce con.
La figure démente resta immobile quelques secondes, puis s’éloigna de l’objectif. Muriez était en tenue, avec son espèce de robe noire, mais sans les gants restés dans le mobil-home. Sharko regardait chaque détail de la pièce, essayant d’apercevoir un panneau, des notes, quelque chose qui lui indiquerait où se situait Muriez.
— T’as une idée de l’endroit où il peut être ?
— Une chambre d’hôtel lambda, j’ai l’impression. Vieille déco, lit ridicule. Peut-être une ou deux étoiles. On dirait qu’il y a un plan d’évacuation au fond, contre le mur.
Ça y ressemblait mais c’était illisible. L’Homme-oiseau réapparut dans le champ, plus en retrait. Il prit une petite bouteille en verre marron posée sur le lit, versa une partie de son contenu dans une cuillère, fit chauffer avec la flamme d’un briquet et renifla.
— Ce taré est en train de se shooter.
Les deux flics virent l’homme balancer la cuillère sur le lit, s’installer sur une chaise devant une petite table, un stylo dans la main. Sharko observait chaque geste.
— Il se met à écrire dans l’un de ses cahiers, on dirait. Ça nous laisse un peu de temps.
Il regarda sa montre. 16 heures passées. Il revint à la page d’accueil et cliqua sur la dernière porte « Qui suis-je ? ». Il tomba sur la fenêtre qui réclamait le mot de passe. Quelques caractères alphanumériques le séparaient du monstre. Il testa les mots qui lui venaient à l’esprit et les tapa en français et en anglais. Savage, Josh Ronald, Abysse(s), diable, cercle(s), Mal, Darknet, darkweb, darkroom… Il voulut taper « Homme en noir » (maninblack), mais se rendit compte qu’il ne pouvait saisir plus de huit caractères.
— File-moi des mots de passe qui te viennent à l’esprit. Qui caractérisent l’Homme en noir, ses actes, ses motivations. Il me faut un mot de passe de moins de huit caractères, qu’il aurait lui-même choisi pour qu’on accède à son secret le mieux préservé, c’est-à-dire son identité.
— On sait qui c’est de toute façon.
— Je veux quand même jeter un œil.
— Euh… huit lettres maxi, tu dis. Je sais pas, je pense au symbole des trois cercles. Enfer ? Dante ? Lucifer ? « Pouvoir » aussi ? Car l’Homme en noir a le pouvoir.
Sharko testa les mots que Levallois lui dictaient, sans résultat. Rien ne fonctionnait. Un mot… Un seul… Franck enfouit son visage dans ses mains, fermant les yeux, essayant de se concentrer. Il n’arrivait plus à réfléchir. Il y avait trop d’enjeux. Quelques minutes plus tard, il décrocha son téléphone et composa le numéro de Guillaume Tomeo, l’expert en informatique. Heureusement, ce dernier était encore à son bureau. Sharko lui expliqua ses découvertes, lui dicta l’adresse. Tomeo s’était connecté de son côté à l’aide de son navigateur SCRUB.
— Bon sang… souffla-t-il au téléphone.
— A-t-on moyen de retrouver l’origine des connexions ?
— Non, c’est impossible à cause de ce fichu anonymat lié au fonctionnement du Darknet, comme je vous l’ai expliqué. Nous ne pouvons que regarder. Par contre, pour le mot de passe, je dispose d’un logiciel robot qui peut tester automatiquement. Je peux le programmer en quelques clics pour tester les mots du dictionnaire de maximum huit lettres. Et si ça ne fonctionne pas, le logiciel utilisera la « Brute force », c’est-à-dire toutes les combinaisons possibles de caractères, jusqu’à ce qu’il trouve.
— Combien de temps ?
— Ça dépendra. Il faut que je le programme, et à chaque interrogation par le robot il faut attendre la réponse. Suivant la rapidité du site et la complexité du mot de passe, ça peut aller de quelques heures à une ou deux journées. Je m’y mets tout de suite.
— Appelez-moi dès que vous avez quelque chose.
— Très bien. N’oubliez pas qu’eux sont anonymes, mais nous aussi. Ça signifie qu’ils n’ont aucun moyen de savoir qu’on est en train d’essayer de pirater leur système.
Sharko raccrocha et composa dans la foulée le numéro de Nicolas, l’œil rivé sur la webcam de l’Homme-oiseau. Il observa les puces, le sac de sport ouvert et le flacon de laudanum.
Il avait désormais une certitude : Christophe Muriez allait frapper dans la soirée.