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Claude Lamordier et Nicolas arrivèrent en même temps dans l’open space. Casu suivait juste derrière, chargé d’une caisse remplie de cahiers. Les trois hommes s’installèrent derrière l’écran de Franck, qui leur fit un rapide topo. Le silence plomba la pièce quand il montra les différentes webcams, les meurtres filmés en direct, les horreurs commises à travers le monde.

— Ces actes ont lieu en ce moment même. C’est du temps réel. Des gens sont en train de mourir, de se faire torturer. Des hommes en blouse blanche travaillent sur des cobayes humains. Savage agit sur plusieurs fronts, il récolte chaque jour les fruits des graines qu’il a semées.

Il termina sur l’image plein écran qui montrait la chambre d’hôtel de Muriez et ses puces infectées.

— Ça fait plus d’une heure qu’il n’a pas bougé et qu’il écrit, son masque sur le visage.

Nicolas observa avec attention l’homme qui avait tué Camille.

— T’as la moindre idée du coin où il se trouve ? Paris ? La banlieue ?

— Paris, je suppose, vu la carte dans la caravane. J’ai fait une recherche sur Internet. Rien que pour les hôtels deux étoiles, il y en a presque deux mille. Et si Muriez s’est enregistré, probable qu’il ait donné un faux nom.

— On ne lâche pas cet écran des yeux, ordonna Lamordier.

Il regagna le milieu de la pièce et s’approcha du tableau blanc. Il mit son index sur la case de l’Homme en noir.

— Une bonne nouvelle : on a logé Josh Ronald Savage, l’info est remontée de la DCRI il y a tout juste une heure. D’après la police de l’air, un certain Josh Ronald Savage, 63 ans, de nationalité américaine, a pris un vol depuis l’aéroport Charles-de-Gaulle vers le Brésil il y a deux jours. Il a atterri à São Paulo. Nos services se sont mis en relation avec la police fédérale brésilienne. Savage a pris la nationalité américaine il y a une dizaine d’années et est propriétaire d’une maison dans une résidence hyper-sécurisée en banlieue de São Paulo, à Tamboré.

Il tendit des photos aériennes des lieux. Les hommes firent passer les clichés. L’endroit, paradisiaque, était au bord d’une forêt. Des demeures immenses, des jardins paysagers avec piscines, terrains de tennis, des arbres partout, de larges avenues presque vides. L’image du bonheur parfait, que toutes les familles rêveraient d’avoir.

— On l’appelle « Tamboré 0 ». Un endroit pour gens fortunés construit il y a quatre ans. Une petite trentaine de villas à plusieurs millions d’euros, des caméras omniprésentes, un service de sécurité privé. L’ensemble de la résidence est entouré d’un mur de plus de dix mètres de haut, avec du barbelé et des gardiens. Toutes les infrastructures et les installations sont financées par les copropriétaires. On appelle ce genre de lieux des condominios fechados. Tamboré 0, d’après les informations que j’ai récupérées, est très particulière. Les habitants ont leurs épiceries, salon de coiffure, les enfants disposent de leurs professeurs particuliers… Une petite ville dans la ville. Personne ne pénètre là-dedans sans autorisation. La résidence vit en autarcie, les gens ne sortent quasiment jamais de là, ne se mêlent pas à la population locale. C’est parmi ces propriétaires que l’Homme en noir se cache.

Sharko avait déjà entendu parler de ces résidences-là. De purs produits de ségrégation, de division sociale qui poussaient comme des champignons, derrière lesquels se retranchaient les élites. On en trouvait partout à travers le monde et elles commençaient même à arriver en France.

Il fixa l’une des photos avec amertume.

— Dire qu’elles sont censées protéger de l’insécurité extérieure. Qui sont les autres habitants ?

— Je n’en sais rien. Des industriels, de riches hommes d’affaires qui se terrent derrière des murs pour fuir ceux qui remplissent leurs portefeuilles. Mais… c’est Savage qui nous intéresse.

Lamordier regarda son téléphone portable qui vibrait. Il répondit en annonçant qu’il allait rappeler et raccrocha.

— Tout va très vite. J’attends d’un instant à l’autre la validation de la CRI[22] par la chancellerie. Nous sommes en train de mettre en place une opération avec les Brésiliens pour taper Savage, nous leur transférons tous les documents importants. C’est très délicat à cause de ce que Savage sait, notamment sur la dispersion du virus de la grippe et sur le fait que notre gouvernement a menti. Ça va jouer serré niveau diplomatie, mais je dirais que ce n’est pas notre affaire.

Il jeta un œil à sa montre.

— J’ai l’aval du ministère de l’Intérieur pour envoyer deux hommes sur place, afin de participer à l’opération. Bellanger, vous gérez ici. Sharko, Casu, un vol direct décolle pour São Paulo à 20 heures. Vous vous sentez d’attaque pour aller interpeller cette ordure ?

Casu répondit par l’affirmative, sans cacher son enthousiasme. Sharko ne lâchait pas son écran des yeux. L’Homme-oiseau continuait à écrire frénétiquement. Qu’est-ce que cette espèce de taré pouvait bien noter ?

— Je sais que vous rentrez de Pologne, Sharko, ajouta Lamordier. Je peux vous remplacer, mais je sais que c’est aussi votre enquête et…

— Je ne manquerais ça pour rien au monde.

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L’obscurité rendait les eaux de la Seine noires, goudronneuses, telles des bronches malades. Une pluie drue tombait uniformément, comme si une quelconque vanne céleste était restée ouverte. Nicolas observait la ville depuis la fenêtre du bureau, les palpitations de son cœur, les artères encombrées, toute cette mécanique complexe qui la transformait en un organisme vivant. Quelqu’un s’apprêtait à y déverser une bactérie mortelle, un microbe qui allait s’attaquer à chacune de ses cellules et les détruire.

S’ils n’attrapaient pas Muriez, Paris allait pourrir de l’intérieur.

— Muriez est sorti, Nicolas !

Le capitaine de police sentit son cœur monter dans les tours. Il accourut auprès de Jacques Levallois, rivé à son écran d’ordinateur comme devaient l’être d’autres agents d’autres services, comme des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.

Tout comme l’Homme en noir.

Les puces étaient toujours là, piégées dans leur vivarium. Ainsi que la tenue de médecin bec, avec le masque vénitien, posés sur le lit.

— Il était en train d’écrire, expliqua Jacques. Il a regardé sa montre, a enlevé son masque, sa tenue, mis son blouson et il est parti.

— Il est plus de 20 heures. Qu’est-ce qu’il fout ?

— Il a rendez-vous, peut-être ?

— Avec qui ?

C’était horrible de regarder sans pouvoir agir. Nicolas pensa à la lettre en peau destinée à Crémieux :

Dans un premier temps, vous pouvez voir sans toucher. Vous serez juste spectateur, mais un spectateur très privilégié.

Il retourna devant son ordinateur. Une femme était en train de mourir sous ses yeux, enfermée dans une pièce sordide quelque part dans le monde. Est-ce que Camille était apparue, elle aussi, sur ces écrans ? Avait-on filmé sa mort en direct ?

Nicolas serra sa tête entre ses mains, comme s’il voulait l’écraser dans un étau. Ça le rendait dingue de rester là, à fouiller dans les cahiers de Muriez, à lire ses horreurs en espérant trouver un indice. Mais il n’y avait rien en rapport avec l’opération qu’il s’apprêtait à réaliser. Le cahier qui contenait les ultimes secrets était là-bas, de l’autre côté de l’écran.

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22

Commission rogatoire internationale.