Il hocha le menton vers la clé posée dans une corbeille, au bout du comptoir.
— Sa clé est là. J’ai entendu la clochette une ou deux minutes avant votre arrivée. Probable qu’il ait quitté sa chambre. Qu’est-ce qu’il a fait ?
Nicolas arracha les clés de voiture des mains de son partenaire.
— Monte avec lui. Tu vérifies qu’il n’y a plus personne. Mais surtout tu n’entres pas. Les puces.
— Où tu vas ? T’as pas ton Sig.
Le capitaine de police ne répondit pas et se précipita vers la sortie. Ils avaient loupé Muriez de peu. Le pick-up était toujours là, Muriez était donc parti à pied. Combien avait-il d’avance ? Deux cents mètres ? Trois cents ? La rue en croisait d’autres à droite, à gauche. La pluie obstruait son champ de vision. Nicolas observa aussi loin qu’il put, partit dans une direction au hasard, revint sur ses pas, toujours en courant. Ensuite, il grimpa dans la voiture, se noya dans le flux de circulation, fut piégé par les bouchons, les feux, et s’engagea dans les rues annexes. Il freina d’un coup, apercevant quelqu’un vêtu d’une longue robe noire, le haut du corps caché par un parapluie. Il surgit par-derrière et s’apprêta à se jeter sur lui, refrénant son geste au dernier moment : le type était un gaillard d’à peine 20 ans, le visage maquillé en blanc, un gros chapelet autour du cou. Deux incisives pointues sortaient de sa bouche ouverte. Déguisé en vampire.
Sans un mot, Nicolas fit demi-tour et repassa devant l’hôtel. Trop de monde, pas assez de lumière, et le temps qui filait. Muriez se rapprochait de son objectif.
Il se gara n’importe comment et fonça vers le hall de l’hôtel. Levallois était en bas avec le réceptionniste. Leurs regards se croisèrent.
— Rien ! brailla Levallois.
— Moi non plus. On fonce vers l’Opéra.
— Tu crois que…
— On n’a rien d’autre pour le moment.
Ils sortirent tous les deux, cette fois, et se précipitèrent en courant en direction de l’avenue de l’Opéra. La pluie ruisselait, les aveuglait, mais ils ne fléchissaient pas. Nicolas s’arrêta d’un seul coup, et Jacques le percuta dans le dos.
— Le costume… fit le capitaine de police en se retournant.
— Quoi, le costume ?
Nicolas reprit son souffle.
— Lamordier a bien dit que… que Muriez avait embarqué son costume avec lui dans… dans un sac de sport ?
— Oui. Et ?
— S’il allait à l’Opéra, pourquoi il aurait pris son costume avec lui ?
Il se mit à observer dans la direction opposée, les mains sur les genoux, respirant de grandes goulées d’air.
— J’ai croisé il n’y a pas plus tard que cinq minutes un type déguisé en vampire… Rue Molière… Il y a peut-être dans le coin une soirée costumée, un truc de ce genre-là… Appelle Lamordier, demande-lui de se renseigner… Puis va… jeter un œil dans la voiture de Muriez, on ne sait jamais… Il y a peut-être… des papiers, quelque chose… Je file par là.
Il regarda sa montre : plus de 22 heures. Il se remit à courir, trempé de pluie et de sueur. Il atteignit la rue Molière, la remonta aussi vite qu’il le put par le trottoir de gauche. Son pouls s’emballa quand il trouva un sac de sport ouvert, posé sous un porche dans un renfoncement. Il était vide.
Nicolas regarda autour de lui : rien que des immeubles.
— Où est-ce que t’es, bordel ?
Il interrogea les rares passants qui affrontaient les éléments, demanda s’ils n’avaient pas vu des gens déguisés, jusqu’à ce que ses yeux tombent sur un couple qui traversait, une vingtaine de mètres plus loin, à l’angle de la rue. Lui déguisé en homme des cavernes, une massue sur l’épaule. Elle en fée. Les deux essayaient tant bien que mal de se protéger de la pluie sous deux grands parapluies. Nicolas se précipita, carte de police brandie.
— J’ai besoin de savoir où vous allez.
— Rue de Rivoli. À La Spirale. Il y a une fête costumée, là-bas.
— À quelle heure ?
— Elle a normalement commencé il y a une heure, on est à la bourre et…
Nicolas n’écouta pas la fin de la phrase, il traversa sans regarder et fila droit devant lui, composant le numéro de Levallois. Il était à moins de deux minutes de La Spirale. Un endroit où on entassait les gens les uns contre les autres.
C’était l’une des plus grandes boîtes de nuit parisiennes.
[112]
Des gens faisaient la queue dans la rue. Des créatures bizarres, des super-héros, des magiciens, des sorcières. Une ribambelle colorée et festive. Au-dessus d’eux, dans le long hall couvert qui menait à l’entrée, un message luminescent défilait sur une enseigne digitale : « Le 2 décembre, la plus grande fête costumée de l’année à La Spirale ! »
Nicolas et Jacques remontèrent la queue en dévisageant chaque individu, non sans provoquer des protestations. Ils avaient estimé que Muriez devait être sur place depuis un quart d’heure.
Ils montrèrent leur carte au physionomiste de l’entrée.
— Police criminelle du 36. Un type, avec un masque vénitien en forme de bec d’oiseau, tenue noire, vous avez vu ?
— Il est entré il y a cinq minutes.
Nicolas et Jacques échangèrent un regard.
— À partir de maintenant, vous ne laissez plus entrer ni sortir personne, vous fermez les portes.
L’homme bloquait l’issue de son imposante carrure. Il considéra la carte de Nicolas et la lui rendit.
— C’est bien beau, tout ça, mais c’est la plus grande soirée de l’année. Vous avez des papiers officiels ?
Le capitaine de police ne tenait plus en place. Ces types avaient l’habitude de la police, et, sans commission rogatoire, ils ne bougeraient pas le petit doigt. Nicolas n’avait pas le temps de discuter ni d’attendre les renforts qui allaient arriver. Il força le passage, et Jacques lui emboîta le pas. Une fois à l’intérieur, ils passèrent devant la caisse et s’engagèrent dans un long couloir éclairé par une lumière noire. Les basses de la musique commençaient à résonner à travers les murs.
— Je cherche à l’intérieur ! Reste ici, au cas où ! Alerte Lamordier qu’on est dedans ! Et demande-lui ce que foutent les renforts !
Levallois acquiesça et agrippa Nicolas par l’épaule alors qu’il partait déjà.
— Attends !
Il souleva le chapeau d’un type déguisé en Blues Brother et lui ôta ses lunettes.
— Enlève ton blouson, et mets au moins ça si tu ne veux pas qu’il te repère comme le nez au milieu de la figure. Et t’appelles si tu l’aperçois.
Nicolas se jeta dans l’arène. Bouffée de chaleur en plein visage. La grande piste centrale, les bars, les fauteuils étaient assaillis. Éclosion de couleurs, de lumières, les spots dansaient au plafond, projetaient leurs faisceaux dans tous les sens. Les fêtards costumés allaient et venaient, sortant de niches sombres, excités par la musique, agglutinés les uns contre les autres. Il y en avait partout.
Nicolas leva les yeux pour découvrir de gros ventilateurs incrustés dans les murs, derrière des fêtards appuyés sur des rambardes qui faisaient tout le tour de l’immense piste circulaire. Le décor grandiose montait en spirale à plus de dix mètres de haut. Vu la densité de population et l’agencement des lieux, les puces allaient faire un véritable carnage.
Le capitaine de police gagna un endroit un peu surélevé et observa la salle, les lunettes baissées sur le nez. Il se mit à déambuler, à se faufiler entre des fauteuils, à longer les bars, les couloirs. Soudain, son regard s’arrêta sur un individu immobile, appuyé contre un poteau en béton à l’écart de la piste de danse, de l’autre côté. Le profil en bec d’oiseau se découpait dans la lumière bleue et verte. Nicolas sentit tout son corps se raidir. Il se mit dans un coin et contacta Levallois par téléphone.