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Les Hommes en noir n’existaient plus.

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Une bourrasque tiède traversa la grande route principale de Tamboré 0 et pourtant, de toute sa vie, Sharko n’avait jamais eu aussi froid. Il n’y avait plus aucun survivant parmi les habitants de la résidence. Les Hommes en noir qui n’étaient pas morts sous les balles et s’étaient retrouvés pris au piège par l’impressionnant déploiement de policiers avaient fini par se suicider, sans omettre d’éliminer leurs femmes, leurs enfants quand ils en avaient. Sans aucune pitié ni compassion. Mais peut-on en avoir quand on tue des milliers de personnes ?

Il y avait plus de soixante cadavres, dont cinq policiers. Dans cette terrible hécatombe, Franck reconnut parmi les assassins deux visages croisés par le passé. D’abord celui d’Antonio Velasquez, l’ancien directeur de la clinique San Ramon, responsable de l’un des plus importants trafics d’êtres humains dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Puis il y avait Léo Scheffer, l’un des fous furieux que Sharko avait traqués en Russie quelques années plus tôt. Scheffer était l’inventeur d’un procédé de cryogénisation capable de suspendre les fonctions vitales d’un individu et de les restituer après un temps indéterminé. Il était censé être mort sur le territoire russe, mais Sharko n’avait jamais pu voir son cadavre. Velasquez, Scheffer et tant d’autres êtres tout aussi méprisables étaient, au fil du temps, devenus des Hommes en noir.

Franck regarda les policiers s’agiter dans tous les sens. Ils étaient sous le choc, secoués par ce qui ne devait être qu’une interpellation, et qui s’était terminé dans un bain de sang.

Cela ne pouvait finir autrement.

Franck s’assit sur le bord du trottoir, seul. Il se sentait tellement fatigué. Les premières lueurs de l’aube commençaient à poindre à l’horizon. Des mauves et des jaunes magnifiques, des couleurs d’espoir qui chassaient les ténèbres et les repoussaient loin dans le ciel.

L’espoir…

Franck savait qu’il allait encore devoir vivre avec un terrible poids sur la poitrine, un secret qu’il ne pourrait révéler à personne : celui de la mort de Savage. Il l’avait assassiné de sang-froid. Était-il meilleur que ceux qu’il traquait ? Il allait avoir tout le temps d’y réfléchir.

Il sortit son téléphone et composa le numéro de Lucie.

— Allô, ma puce ? C’est moi. Oui, ça va. C’est terminé… Jules et Adrien… Je veux leur parler, oui… J’ai quelque chose d’important à leur dire…

Épilogue

Sept mois plus tard

Amandine avance, les paupières baissées, une claquette en cuir dans chaque main. Le vent est tiède, presque chaud, il glisse sur ses beaux cheveux roux qu’elle a peignés en arrière et fait onduler sa longue robe d’été en lin. Des cris résonnent dans le ciel. Amandine ouvre les yeux et observe un grand V d’oiseaux migrateurs. Les oies sauvages sont magnifiques à regarder lorsqu’elles volent. Avec leur long cou tendu, on dirait qu’une force étrange les guide, quelque chose de profondément enfoui en chacune d’elles et qui leur fait traverser les millénaires et les terres malgré les obstacles.

D’un mouvement coordonné et précis, l’escouade plonge et disparaît derrière les dunes du Marquenterre. Amandine les regarde aussi longtemps qu’elle le peut, tendant elle-même le cou, comme les oies. Elle reste là, immobile, seule face à la Baie de Somme, et laisse le soleil décliner.

Elle aime tant la nature. Elle pense l’aimer comme Phong l’aimait.

Elle s’assied dans le sable réchauffé par cette belle journée ensoleillée et, comme presque chaque après-midi, elle va rester sur la côte sauvage jusqu’à ce que le soleil se couche. Puis elle rejoindra sa petite maison du Crotoy, en bordure de baie, à quelques mètres seulement de la plage. Plus rien ne la presse désormais. Ni les obligations professionnelles ni cette vie de dingue dans la fourmilière parisienne. Elle a tout plaqué, quasiment du jour au lendemain. Sans remords.

Elle pose les mains sur son ventre rond, et comme d’habitude le bébé réagit au bruit de la mer et à la douce caresse de sa maman. Amandine sait qu’il viendra ici, lui aussi, quand il sera plus grand. Il aimera écouter les vagues se briser avec mollesse et sentir l’écume blanche entre ses orteils. Les pêcheurs de crevettes et les ramasseurs de coques lui conteront de vieilles histoires, il en rira et peut-être même en pleurera. Et elle, elle se tiendra derrière lui, jamais bien loin. Elle veillera sur lui comme elle a veillé sur Phong. Autant que ses forces de mère le lui permettront.

Son mari est parti sans douleur, il paraît. Un rhume, qui n’aurait pas fait de mal à un bébé, l’a emporté en deux jours et, quand on l’a retrouvé mort dans son lit, il avait l’air calme, serein, une rose en origami sur la poitrine. Comme s’il dormait profondément. C’est son ami Johan qui lui a appris la nouvelle alors qu’elle était à l’hôpital Saint-Louis.

Phong a laissé une courte lettre, posée sur la table de nuit. Amandine en connaît chaque mot, chaque signe de ponctuation.

Ma chérie,

Notre mère la Nature a fait son choix. Je pars sans peur, avec au fond du cœur le bonheur de t’avoir connue. Tu m’accompagneras toujours, où que j’aille. Et moi aussi, je serai à tes côtés, je le sais. Ce baiser que tu m’as donné, l’autre soir, a été le plus beau jour de ces deux dernières années. Je sais ce qu’il représentait pour toi, et tous les efforts que tu as dû faire pour me l’accorder, mais tu n’as rien dit. On était ensemble, toi et moi, ce soir-là, pour la première fois depuis bien longtemps. Vois ce beau baiser de notre ultime étreinte comme la dernière page d’un conte qui fut merveilleux. Ou la première d’une nouvelle aventure.

Je t’aime par-delà la raison et la maladie.

Phong

Amandine essuie une larme et caresse avec plus d’ardeur son ventre. Fini le Plexiglas, cette fois. Plus jamais. Juste une fine membrane de vie la sépare encore de son bébé. Elle fixe le ciel rougeoyant et sait que Phong n’est pas loin, qu’il veille sur eux, et que dans chaque étoile qui apparaîtra bientôt brillera un peu de ce qu’il fut.

Un phoque sort la tête de l’eau, au loin, et va rejoindre quelques compagnons et des petits sur un banc de sable encerclé de bâches. L’un d’entre eux veille sur la colonie en scrutant l’horizon. Bientôt il dormira ou ira pêcher, tandis qu’un autre le relaiera. Ainsi va le cycle de la vie : il continue, quoi qu’il arrive.

Autour d’Amandine, partout, la pandémie de grippe sévit toujours. Elle fait des ravages dans les populations d’oiseaux mais sa progression va en décroissant chez les humains, depuis que les vaccins sont arrivés sur le marché. Une nouvelle fois, l’homme sort vainqueur de ce combat contre le microbe, il a réussi à souffler la flamme du plus petit, mais combien de temps faudra-t-il avant que le feu ne reprenne ? Avant qu’Ebola ou un autre tueur d’hommes trouve la faille ? Virus et bactéries ont existé bien avant l’homme, et soyons-en sûrs, ils lui survivront. Nous ne sommes que de passage sur cette Terre. Une espèce parmi tant d’autres. Et pas la mieux adaptée.

Les puces renversées dans la boîte de nuit parisienne ont piqué une centaine de fêtards, mais, grâce aux procédures de sécurité mises en place, les personnes contaminées ont pu être soignées à temps et, surtout, ne pas répandre la bactérie. Suite au grand déballage de la presse, le ménage a été fait dans le gouvernement et cette affaire a créé un immense séisme au sein de la communauté internationale, et cela dans tous les domaines : science, biosécurité, écologie, terrorisme, politique étrangère… Les ondes de ce tremblement de terre continuent à se propager dans le monde d’aujourd’hui, elles le rendront peut-être meilleur et plus sûr, qui sait ?