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Désormais seul, Franck Sharko s’appuya contre un tronc pas loin des traces de sang, croquant avec vigueur dans son thon-mayonnaise. D’abord Levallois, qui ne se remettait pas de son week-end… Robillard à présent… Et cette affaire de meurtre… Les prochains jours risquaient d’être difficiles avec des effectifs réduits. Pas demain la veille qu’il pourrait passer plus de temps avec ses fils. Quand se déciderait-il enfin à franchir le pas et à quitter son job ?

Quelque chose le retenait dans ce putain de métier. Quelque chose de sombre, d’incompréhensible. Une part de ténèbres insondables… Et ça faisait plus de vingt-cinq ans que ça durait.

Un quart de siècle à traîner dans l’obscurité, bon Dieu…

Sharko renifla. C’était vrai que ça sentait un peu la menthe, dans le coin. Pourquoi l’assassin se promenait-il avec des feuilles de menthe coupées sur lui ? C’était quoi encore, ce délire ?

Des bulles d’oxygène crevaient à la surface de l’étang. Les plongeurs se focalisaient d’abord sur la périphérie. Il ne fallut pas plus de cinq minutes avant qu’ils retrouvent, tout proche de la berge où avait eu lieu la lutte, un casque d’un blanc sale muni d’une lampe frontale.

— Il était par plus de deux mètres de fond, fit l’homme-grenouille avant de replonger.

Sharko se frotta les mains avec une serviette en papier, but une gorgée d’eau et observa attentivement l’objet. Ça ressemblait à un casque de chantier, avec une source lumineuse circulaire harnachée dessus par des sangles. Aucune trace d’algues ou de vase, son séjour dans l’eau avait donc été court. Appartenait-il à l’assassin ? L’avait-il perdu dans la lutte et s’était-il trouvé incapable de le récupérer ?

Sharko demanda à l’Identité judiciaire de l’embarquer pour analyses. Il y avait peut-être des cheveux, des squames de peau, quelque chose…

Une heure plus tard, un autre plongeur sortit de l’eau, ôta ses palmes, éteignit sa lampe torche et se dirigea vers Sharko. Un type balaise, avec la trace du masque incrustée sur le visage.

— Les hommes ont trouvé la lampe cubique un peu plus loin, puis quelque chose là-bas, de l’autre côté. Quatre parpaings lestés retenaient un gros sac en toile. Ils sont en train de couper les cordes pour remonter le sac.

— Très bien. Vous n’oublierez rien. Ni les parpaings ni les cordages.

Le lieutenant Sharko observa l’endroit en question. C’était à l’opposé du lieu où ils avaient trouvé la lampe, dans un endroit difficile d’accès à cause de la végétation. La berge y était très haute et abrupte.

— C’est profond ?

— Assez, oui. Deux mètres cinquante environ. De façon générale, cet étang est un vrai trou.

Sharko imagina le ballet de l’assassin. Rapporter les parpaings, les cordages, en pleine nuit, lester son colis pour le balancer à l’eau. Cela avait dû prendre du temps, demander des efforts. Il voulait s’assurer qu’on ne retrouve pas son sac. Il connaissait probablement le coin, savait que l’étang était profond. Un type des environs ?

Les tubas et les bouteilles d’oxygène se dessinèrent sur l’onde. Les trois hommes remontèrent avec leur colis et le posèrent devant la berge. Sharko s’approcha.

— Combien il pèse ?

— Je dirais une soixantaine de kilos…

Ils repartirent dans l’eau. Sharko considéra le fruit de leur découverte. Il s’agissait d’un de ces gros sacs très solides, de couleur foncée, utilisés pour transporter le riz ou ce genre de denrées. Pas de marque, pas de signe distinctif, rien à tirer de ce côté-là. L’extrémité avait été fermée avec de grosses agrafes qu’on utilise dans l’industrie. Le lieutenant appela les techniciens de l’Identité judiciaire.

— Ouvrez-le s’il vous plaît.

Les hommes déployèrent une grande bâche bleue, posèrent le sac dessus, prirent une pince fine dans leur matériel et firent sauter les agrafes. Puis ils retournèrent le sac avec précaution.

Des ossements de toutes tailles se déversèrent sur la toile. Des petits morceaux de chair ou ligaments qui semblaient rongés s’agrippaient à certains d’entre eux. Quatre crânes garnis de chair percutèrent le sol dans un bruit sourd. Les hommes se regardèrent.

Sharko fixa ces têtes avec attention. Les visages étaient vaguement perceptibles, les yeux semblaient avoir fondu. Restaient encore quelques cheveux, accrochés par touffes. Le lieutenant se redressa, frottant ses mains l’une contre l’autre.

— Bon… On embarque tout ça.

Quatre nouveaux corps sur les bras.

Paul Chénaix, le légiste, allait être fou de joie.

[14]

Amandine et Johan étaient sortis de l’hôpital Saint-Louis après l’admission de Buisson. Ils roulaient en direction de la banlieue sud-ouest. La jeune femme parcourait les pages de son carnet, où elle avait consigné l’agenda du malade et les nouvelles précisions qu’il lui avait apportées alors qu’elle l’interrogeait dans sa chambre d’hôpital.

— Mardi toute la journée, Buisson était avec sa troupe de théâtre, du côté de Châtelet. Il s’y est rendu en métro, il dit avoir déjeuné au café Zimmer. Le soir, billard dans le 10e arrondissement. Il a dîné chez lui, s’est couché vers 23 heures. Mercredi, d’après ce qu’il raconte, il n’a rien fait de spécial le matin, hormis quelques courses au bas de sa rue. J’ai le nom de l’épicerie. Puis il est allé déjeuner avec son fils, un greffier du Palais de justice de Paris, avant de passer l’après-midi à répéter avec sa troupe. Dîner dans le 20e, avec une « amie », Mathilde Jambart.

— Pas belle, la vie ? Voilà un retraité qui ne s’ennuie pas.

— Il a passé une partie de son jeudi au club d’aéromodélisme, il dit avoir mangé chez un ami dont j’ai les coordonnées, encore théâtre l’après-midi. J’en passe. Une vraie pile électrique, ce type.

Elle referma son carnet.

— C’est la merde.

Vingt-cinq minutes plus tard, ils arrivaient à Sèvres. Le loft était isolé, un peu en retrait, juste à la limite des bois. De l’extérieur, il ressemblait à un gros bloc de béton et de verre. Johan était le seul à venir déjeuner ou dîner de temps en temps, respectant les conditions drastiques d’hygiène imposées par Amandine. Elle veillait sur son mari comme un ours défendant son territoire. Peut-être trop, d’ailleurs, mais Johan ne se permettait jamais de jugement.

Avant d’entrer, ils se passèrent du gel antimicrobien sur les mains et enfilèrent des chaussons. Amandine déverrouilla la porte blindée. Puis ils se rendirent dans le salon de la jeune femme, longeant des couloirs vitrés dans lesquels Phong ne s’aventurait jamais.

Johan était toujours autant impressionné par l’ingéniosité de leur système, par cette architecture labyrinthique et la manière dont ils vivaient ensemble. C’était curieux et horrible à la fois. Un combat incessant contre l’invisible qui transformait Amandine en une vraie maniaque de la propreté. On pouvait passer ses doigts au-dessus de n’importe quelle porte sans trouver le moindre grain de poussière.

De son côté, le Thaïlandais était un véritable paradoxe, prouvant que la nature guérissait les maladies autant qu’elle les créait. Combien de temps tiendraient-ils ainsi tous les deux ? Johan imaginait ces millions de microbes agglutinés aux vitres, accrochés aux vêtements, attendant la moindre faille pour pénétrer à l’intérieur de Phong. Et le détruire.

D’un simple geste, la jeune femme fit pivoter le canapé sur roulettes de façon à le tourner vers la vitre en Plexiglas. Phong s’approcha de l’autre côté et appuya sur un petit bouton qui alluma un amplificateur de voix incrusté quelque part dans les murs. Sans ce système, à cause de l’épaisseur des vitres, il leur aurait été quasiment impossible de s’entendre.