Phong alla chercher son ordinateur portable.
— Oui, ce sont de vraies machines de guerre, programmées pour se disperser et se reproduire le plus possible… Mon contact à l’OMS m’a signalé que les services de santé allemands avaient fermé l’accès à une partie de l’île Rügen hier soir. Les clichés qu’ils ont tirés sont remontés à la Shoc Room, puis chez les hauts responsables de l’OMS. Et donc, je pense que votre cher Alexandre Jacob est au courant depuis ce matin.
Amandine et Johan échangèrent un regard lourd. Jacob ne leur avait évidemment pas tout raconté, toujours caché derrière le sceau du fameux « confidentiel défense ».
— Donc, notre H1N1 serait né sur cette île, fit Johan. Avec toutes les espèces différentes d’oiseaux qui se côtoient et les échanges qui se font par les déjections et par les plumages, il serait le résultat d’une mutation aléatoire, d’un mauvais coup de dés de la nature…
— Ça aurait été possible s’il n’y avait pas les fameux clichés que je vais vous montrer. Vous n’allez pas en croire vos yeux.
[15]
Phong afficha une photo et tourna l’écran vers la vitre. Elle montrait un cygne mort, partiellement décomposé, flottant dans une mare d’eau.
— Tirée hier soir, vers 19 heures, heure de la découverte, sur l’île Rügen. Les services vétérinaires allemands ont trouvé vingt cygnes dans cet état sur l’île, à des endroits différents où les concentrations en oiseaux migrateurs sont très fortes. Opération menée dans la plus grande discrétion, évidemment, avec périmètre de sécurité protégé par la police.
Il déplia une seconde carte, quasi neuve, qui représentait l’Allemagne.
— Où tu as eu cette carte ? demanda Amandine.
Phong parut gêné.
— À la librairie du centre-ville. Ça va, j’ai fait attention. J’ai mis des gants, j’ai pris un nouveau masque et je l’ai jeté dans la corbeille à déchets infectieux en rentrant, d’accord ?
Amandine se mit à regretter de l’avoir impliqué dans cette affaire. Emporté par sa fougue, Phong avait fait une entorse aux règles fixées, aussi infime fût-elle.
— Tu n’aurais jamais dû sortir seul. C’est interdit, tu le sais.
— Ça va, Amandine. Ça ne se reproduira plus, OK ?
La jeune femme peina à se concentrer sur la carte lorsque son mari la tourna vers eux.
Il avait marqué au moyen de points les vingt endroits sur l’île de Rügen.
Johan observa et écarquilla les yeux.
— Tu plaisantes ?
— Crois-moi, ce n’est pas le genre de sujet avec lequel j’ai envie de plaisanter.
Johan soupira et s’enfonça dans le fauteuil, se tenant le front. Amandine, elle, restait figée face à la carte. Les vingt points qui représentaient les cygnes morts, distants les uns des autres de plusieurs centaines de mètres d’après l’échelle, constituaient trois cercles parfaits.
Trois cercles concentriques.
Phong but une gorgée de thé.
— La nature ne peut pas être responsable de « ça ».
Les scientifiques secouèrent la tête. Ils étaient pétrifiés. Amandine n’arrivait pas à admettre ce que ses yeux voyaient. Une figure géométrique qui défiait la logique.
— Si ce n’est pas la nature qui a placé ces cygnes morts de manière qu’ils forment ces trois cercles concentriques, c’est…
— … quelqu’un. Quelqu’un qui voulait probablement disperser un virus de la grippe dans la nature, en utilisant le meilleur outil de dispersion qui soit…
— Les oiseaux.
Ces mots glacèrent l’atmosphère de la pièce. Le téléphone portable de Johan vibra à ce moment-là. Jacob venait aux nouvelles concernant l’admission de Buisson. Quelques minutes plus tard, il raccrocha.
— Ce qu’on craignait sans le dire vraiment est en marche.
Visages anxieux. Bouches serrées. Phong se tenait debout, aux aguets, de l’autre côté de la vitre.
— Un autre cas ?
— Hospitalisé à Lariboisière.
[16]
Assis dans son bureau, Nicolas Bellanger tenait entre ses mains un cadre avec une photo.
Sur le papier glacé, une femme à la stature imposante, aux courts cheveux bruns. Un sourire illuminait son visage droit et anguleux. C’était Camille, ex-gendarme du Nord, la femme dont il était tombé éperdument amoureux.
Camille avait été greffée du cœur pour la deuxième fois un peu plus d’un an auparavant. Elle était née avec une cardiopathie congénitale, et sa première greffe, réalisée deux ans plus tôt, avait été rejetée par son propre organisme. Par chance, on lui avait trouvé un nouveau cœur compatible et on lui avait encore ouvert la poitrine. La lourde opération avait été un succès et, jusqu’à présent, le nouveau muscle cardiaque jouait bien son rôle. Pas de rejet chronique, pas de grosse alerte. Pourtant, la rééducation n’avait pas été simple.
Leur rencontre résultait de circonstances improbables. Ils s’étaient connus l’année d’avant, en août 2012[12], au cours d’une sombre enquête, sans doute l’une des plus difficiles que Nicolas avait eu à mener dans sa carrière. Au milieu des ténèbres, son destin à elle avait percuté sa trajectoire à lui. Ils avaient souffert, vécu en quelques jours le pire, mais finalement, ils étaient là, tous les deux bien vivants.
Une affaire que Nicolas avait résolue avec son équipe et qu’il pensait enterrée à jamais. Mais il y avait eu cette « chose », reçue au bureau, quelques jours après la fin de l’enquête. Une « lettre » dans une grande enveloppe.
Des mots écrits à l’encre de Chine sur de la peau humaine.
Nicolas avait deux scellés devant les yeux. L’enveloppe avec son timbre d’un côté, et la bande de peau sous plastique de l’autre. L’échantillon avait été analysé minutieusement par les laborantins. L’analyse ADN indiquait qu’il s’agissait de peau de femme. Elle provenait, assurément, de l’horrible trafic qu’ils avaient mis au jour en 2012, de ces malheureux humains utilisés comme de la matière première.
On frappa à la porte. Nicolas reposa le cadre et mit les scellés dans un tiroir. C’était Camille. Elle s’assit en face de lui.
— On dirait que ton équipe a pris un coup dans l’aile. Il n’y a plus que Franck dans l’open space.
— Pascal Robillard était vraiment mal, et Jacques n’est pas près de revenir. Il est grippé, lui aussi. Quant à Lucie…
Nicolas soupira et jeta un coup d’œil à l’horloge.
— Je pense qu’elle s’occupe de ses mômes… Flic et parent en même temps, pas évident.
— Pourquoi tu m’as demandé de venir ?
— Je reviens de l’Office de cybercriminalité. Quelqu’un a réussi à s’introduire sur notre réseau informatique, qui est pourtant très protégé, et à contaminer notre système. Le virus a profité d’une faille et a commencé à effacer des fichiers locaux de nos ordinateurs. Internet, mails, contacts, documents. Heureusement, il y a des sauvegardes sur des bases que le virus a cherché à détruire sans y parvenir, Dieu merci, sinon ça aurait été la catastrophe. Les données sont en train d’être restaurées par les équipes réseaux. Vous aurez quelques dégâts vous aussi sur vos ordinateurs, mais ce sera limité aux dernières heures de travail avant le virus.