— C’est le même contenu. Au signe de ponctuation près. T’es en train de m’expliquer que… que…
Elle ne parvint pas à terminer sa phrase. Nicolas acquiesça, le visage contracté.
— Toi, tu étais inconsciente ce soir-là, mais moi, je me souviens des mots exacts qu’il m’a dits avant de se tirer une balle. C’est encore gravé là, dans ma tête. Vous allez bientôt mourir, jeune homme. Vous, et tant d’autres. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. Cette histoire n’est pas terminée et vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dedans.
Camille ressentit un frisson. Elle se souvenait de cette affaire. Comment l’oublier ? Elle avait failli y passer. Certes, Nicolas, Sharko et leurs collègues l’avaient résolue, mais ils n’avaient jamais pu interroger les responsables, tous morts. Ils n’avaient trouvé aucun indice concernant le prétendu Homme en noir, hormis des rumeurs et une vieille photo des années quatre-vingt complètement floue, où l’on devinait la silhouette d’un « homme habillé tout en noir » devant une clinique de Madrid. Le dossier criminel était resté ouvert, mais le temps qui passait, le budget, les nouvelles affaires et le manque de pistes avaient eu raison de la patience de l’équipe.
De leur précédente enquête, Nicolas était le seul à avoir entendu ces derniers mots sinistres au sujet d’un « Grand Projet », et de l’existence d’une « Chambre noire »… Avant de mourir, l’homme lui avait dit : J’ai échoué, je n’ai pas pu accéder à la Chambre noire, mais d’autres y arriveront. Puis il y avait eu cette lettre anonyme, arrivée quelques jours plus tard, avec le dessin des trois cercles, connu des seuls criminels à qui ils avaient eu affaire, et qui laissait présager qu’il y avait encore quelqu’un derrière toutes ces horreurs.
Un homme invisible, sans visage, sans identité, qui était passé à travers les mailles du filet. Un individu dont ils n’avaient même pas soupçonné l’existence auparavant. Ce fameux Homme en noir…
Nicolas tripotait sa cigarette électronique avec nervosité.
— Tu te rappelles ce que je t’ai dit au sujet des trois cercles ?
Évidemment, Camille se le rappelait. Ces trois cercles avaient été le symbole utilisé par les criminels de l’affaire de 2012. C’était leur signature.
— Le cercle extérieur, le troisième, symbolise une première couche d’êtres maléfiques, les plus visibles, les plus expressifs, dit Camille. Les tueurs en série, les exécutants, qui gravitent à la surface, qui agissent sans se cacher. Des êtres de pulsions, de vices, qui tuent au coup par coup. Des mercenaires au service des types du deuxième cercle.
— Le deuxième cercle… Un espace secret qui contient des êtres plus intelligents, capables de manipuler, d’asservir pour blesser et détruire. Ceux-là ne s’attaquent pas à des individus isolés et de manière aléatoire comme le font les tueurs en série ; ils sont plus profondément ancrés dans la société, ils se faufilent dans les failles du système pour développer leurs activités criminelles et agir en toute discrétion.
— Trafics en tout genre, crime organisé, traites des êtres humains… Le vice et la perversion à une échelle plus grande. Ils n’hésitent pas à s’octroyer les services d’individus du troisième cercle, des besogneux capables du pire pour de l’argent, des psychopathes, des types psychologiquement instables. Ce sont ces deux cercles qu’on a démantelés l’année dernière, précisa Camille.
— Oui, on les a démantelés, on a mis un coup à cette fichue organisation qui signe avec ce symbole. Sauf qu’il restait encore un cercle plus petit dans cette hiérarchie du Mal. L’ultime cercle, à l’intérieur duquel se trouve celui qu’on n’a pas réussi à approcher, celui dont on ne soupçonnait même pas l’existence, qui n’existe nulle part et qui semble nous défier aujourd’hui.
— L’Homme en noir, compléta Camille.
La jeune femme marqua un silence. Des images violentes, des visages terribles d’assassins lui revenaient en tête. Ses cauchemars n’étaient pas près de s’arrêter. Nicolas but une gorgée de café froid et poursuivit :
— Si les tueurs auxquels nous avons eu affaire l’année dernière ne font partie que du troisième cercle, si un trafic aussi monstrueux que celui des êtres humains est représentatif des individus présents dans le deuxième cercle, alors imagine seulement le genre de monstre qui peuple le premier cercle… Imagine le type d’intentions que cet Homme en noir peut avoir. Ce n’est pas un petit joueur. Cette lettre en peau et ce virus informatique en sont la preuve.
Les yeux de Nicolas partirent dans le vague.
— On a arraché la partie de la mauvaise herbe qui sortait de la terre, mais il restait la racine, invisible, profondément enterrée. Et aujourd’hui cette racine a donné naissance à une nouvelle mauvaise herbe… Ça recommence, comme si tout ce qu’on avait fait n’avait servi à rien.
— Tu as quand même sauvé des vies, répliqua Camille. La mienne, en particulier.
Elle se leva et alla se blottir contre son homme.
— On avait tous fini par l’oublier, cette lettre. Ça fait plus d’un an… Un an que l’Homme en noir mûrit sa vengeance, sans avoir donné le moindre signe de vie. Et maintenant, le revoilà. Lui ou l’un de ses sbires m’envoie une clé USB qui s’attaque à nos ordinateurs et m’affiche ce satané message de menace. Il se sent prêt à réaliser son Grand Projet. Mais c’est quoi, son Grand Projet ? Et cette fameuse Chambre noire, que représente-t-elle ? Où se cache-t-elle ? Qu’y a-t-il à l’intérieur ?
Camille fixa l’écran.
— On a le virus informatique. Qu’est-ce qu’on peut faire pour retrouver son auteur ?
— Pas grand-chose pour le moment, malheureusement. Internet nous échappe, tout cela est du ressort de la cybercriminalité. Le virus est signé par un certain « CrackJack ». Ce n’est pas du bricolage, il a fallu du temps et de l’intelligence pour tromper nos systèmes de sécurité et fabriquer un tel nuisible. J’aime autant te dire que les équipes mobilisent toutes leurs compétences pour tenter de savoir qui il est.
Il y eut un silence. « On » avait pénétré chez eux. Par voie informatique, certes, mais, symboliquement, on les avait atteints. Eux, les représentants de la police nationale. En les touchant, on s’en prenait directement au système.
Nicolas s’écarta de sa compagne et fixa la lettre en peau. Ce message, ils l’avaient fait analyser par des spécialistes — historiens, religieux — pour tenter d’en comprendre le sens. L’idée du renouveau, de la purge, de l’élimination des mauvaises graines pour une moisson meilleure dominait. Il y avait ces histoires de Déluge, d’Apocalypse… Des catastrophes bibliques. Les couleurs vireront au noir, puis au rouge. Camille secoua la tête.
— C’est juste le mauvais délire d’un taré qui se prend pour Dieu.
— C’est jamais bon, les tarés qui se prennent pour Dieu. Surtout quand tu penses aux horreurs qu’on a affrontées l’année dernière. Je n’aime pas ça. Vraiment pas. Aujourd’hui, cet Homme en noir se met en action. Il veut engager la bataille, il n’est plus question de se cacher, cette fois. Il se dévoile.
Ses mots devenaient pesants. Nicolas avait la frousse, Camille le sentait. C’était lui qui avait reçu la lettre, avec son nom, son prénom, adressée au 36. Et l’expéditeur du courrier pouvait être n’importe qui. Il pouvait le suivre dans le métro. Observer son immeuble. Frapper à sa porte. C’était cette impuissance face à l’ennemi invisible qui détruisait le plus.