— Explique.
— D’une part, le virus trouvé chez les cygnes est rigoureusement identique à celui du premier cas humain qu’on a découvert. C’est la même souche, Amandine.
La pire hypothèse se confirmait. La grippe contaminait les oiseaux et les humains. Elle pouvait donc sauter d’une espèce à l’autre.
— Notre « H1N1/Marquenterre/11/2013 » contient les gènes de plusieurs virus d’origine aviaire, porcine et humaine. Et il n’y a aucune parade pour le contrer.
— D’où il vient ?
— Difficile à dire pour le moment, il faut encore creuser, envoyer la souche aux cent cinquante laboratoires de surveillance du monde entier pour que chacun mette la main à la pâte. Mais s’il a une partie humaine alors qu’on l’a trouvé dans les oiseaux, c’est que…
— … des humains ont peut-être déjà été contaminés, quelque part dans le monde.
Amandine essayait de rassembler les pièces du puzzle, mais elle n’y parvenait pas. Si le virus n’avait pas été stocké dans la Banque mondiale des souches de grippe, c’était que personne ne l’avait déjà rencontré, qu’aucun cas n’avait été détecté par les services de santé ou les centres de surveillance. Alors sortait-il d’un laboratoire ? S’agissait-il d’une souche manipulée génétiquement, dans laquelle on aurait inséré du porc, de l’oiseau, de l’humain pour en faire une arme redoutable ?
— Le seul point positif, c’est qu’il n’y a pas de nouveaux cas humains pour l’instant, fit Johan. Peut-être qu’il se propage mal entre les humains ? Peut-être qu’il va mourir de sa belle mort ?
— J’aimerais le croire.
— Et toi, ça a donné quoi, ton interrogatoire ?
Amandine porta une main à son crâne. Loin au fond de sa tête, elle sentait arriver la migraine.
— Pas grand-chose. A priori, il n’y a pas de données à croiser avec Buisson. Je vais envoyer ces infos à l’IVE, ils vont se mettre en contact avec toutes les relations de Buisson et Durieux, les gens qu’ils ont rencontrés et qui sont identifiés… Ça va très vite devenir lourd et ingérable.
— Bon… Sur ces excellentes mauvaises nouvelles, tu veux un café ? Un thé ?
— Je préférerais qu’on sorte d’ici. Je vais aux toilettes.
Elle s’isola pour ingurgiter son comprimé sécable de Propranolol, histoire d’endiguer le mal de tête. Certaines fois, ce traitement marchait, d’autres non. Ses migraines étaient une vraie plaie et la poursuivaient depuis des années. Elle avait déjà fait des analyses, on ignorait leur origine mais on supposait qu’elles pouvaient être dues à un subtil mélange entre les médicaments antiviraux, les changements de pression entre les laboratoires de haute sécurité et le monde extérieur, et le fait qu’Amandine stressait beaucoup trop. On lui avait préconisé d’alléger son travail, ce qui, ces derniers mois, était impossible.
Elle revint dans le couloir, faisant comme si de rien n’était. Elle n’aimait pas qu’on la voie avaler ses médicaments.
— T’en penses quoi, de tout ça ?
— La seule certitude, c’est que, pour l’instant, on a perdu la trace de notre virus. Mort, vivant ? Impossible de savoir.
— C’est la merde…
— Oui. Et Jacob est furax, par-dessus le marché. Il veut que l’un d’entre nous aille se taper des analyses de prélèvements qui entrent au CNR, pour réagir au plus vite si on avait d’autres cas. Il essaie depuis des heures de joindre Séverine Carayol ; elle est sur messagerie.
— Ce n’est pas trop le genre de Séverine de faire faux bond.
Johan regarda sa montre.
— Tu as déjà passé la semaine dernière au CNR, je me colle aux analyses, cette fois. Je te bipe si on a des nouveaux cas, reste dispo. Quoi qu’il arrive, on se tient au jus.
— OK. Je sais pas toi, mais j’ai un très mauvais pressentiment.
[21]
Il était 22 heures quand Sharko rentra à leur maison de Sceaux, au sud de Paris.
L’habitation, datant d’une quinzaine d’années, ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de l’ancien appartement du flic et n’avait rien d’extraordinaire : maison de ville de moins de cent mètres carrés, murs en crépis blanc, un étage. Lucie avait toujours rêvé d’un petit nid individuel, avec trois chambres, un jardin, une balançoire pour les enfants et une pelouse à tondre… Tant qu’ils resteraient en banlieue proche de Paris, ils ne pourraient pas avoir mieux, à moins d’être millionnaires. Mais c’était déjà pas mal, la ville était très agréable et ils s’y sentaient bien.
Comme souvent, les jumeaux dormaient déjà. Sharko avait l’impression de passer à côté d’instants précieux chaque fois qu’il manquait leurs sourires, leur nouvelle façon de dire « papa ». Sans bruit, il embrassa Jules et Adrien sur le front. Contact et chaleur des peaux, crin contre velours. Il réajusta leur couverture et sortit en laissant la porte ouverte : il voulait entendre leur moindre cri.
Lucie avait cuit un gros steak saignant avec des pâtes pour lui et sorti un reste de jambon et de la macédoine pour elle. Franck huma et s’installa à table. La cuisine était moderne, pratique, elle ouvrait sur la pièce principale. La télé fonctionnait en sourdine.
Évidemment, Lucie était aux aguets, et ils en vinrent très vite à discuter « enquête ». C’était le problème des couples de flics. On ramenait sa crasse dans le foyer et on l’étalait partout sans même s’en rendre compte. C’était comme dormir avec son flingue.
À contrecœur, Sharko expliqua ce qu’il venait d’apprendre de la bouche de Nicolas : le virus informatique, le message avec les trois cercles apparu sur l’ordinateur… Lucie en fut stupéfaite. Elle aussi avait été impliquée à l’époque, jonglant entre l’enquête, sa mère et ses fils qui n’avaient alors que deux mois.
— Comment le prend Nicolas ?
— Tu le prendrais comment à sa place ? Lui et Camille sont morts de peur. Il n’y a rien de pire que de se sentir menacé, sans savoir quoi faire.
— On est tous menacés, il n’est pas le seul.
— Oui, mais c’est lui qui a reçu la lettre, qui a arraché Camille de leurs griffes et qui a fichu en l’air leur organisation.
Sharko mâcha soudain sa viande en silence, d’un mouvement mécanique, les yeux dans le vague. Lucie ne le perturba pas. Il déconnectait, comme souvent, plongé dans ses propres ténèbres. Lui aussi savait ce qu’était la peur, il avait croisé son visage maintes et maintes fois. Au travail, dans son intimité. En vingt-cinq ans, il avait déjà enduré bien plus que n’importe quel flic.
Et pourtant, il était toujours là.
Il revint à lui quand il se rendit compte qu’il n’avait plus rien à mâcher.
— Je reviens de l’IML, j’ai eu pas mal d’informations de Chénaix concernant notre affaire.
Il sortit un feuillet de la poche de sa veste.
— D’abord, la victime et son chien. Ils ont tous les deux été tués avec une arme bien étrange. En analysant les perforations, Chénaix s’est rendu compte qu’il y avait un décalage vers le bas entre les points d’entrée sur la poitrine et de sortie dans le dos. L’instrument avait des espèces de pointes perforantes recourbées. Chénaix a griffonné ce qu’il imagine.
Lucie prit la feuille qu’il lui tendit et observa le croquis fait au crayon. Il représentait deux pointes courbes et très longues, parallèles, espacées de quelques centimètres.
— On dirait le genre de truc que Freddy Krueger a dans Les Griffes de la nuit. Je ne sais pas si tu as vu ce film.
— C’est ce à quoi j’ai pensé. Sauf qu’ici ce ne sont pas précisément des lames, mais des cylindres pointus et courbés. Oui, c’est ça, comme des griffes.