— Autrement dit, on a un assassin qui vient se débarrasser d’ossements au fond des bois, mais qui se balade avec ce genre de couteau sur lui… Et qui n’hésite pas à trucider tout ce qui se met en travers de son chemin.
Sharko reposa ses couverts dans son assiette vide. Il s’aperçut qu’il avait déjà fini ; il n’avait pas mangé, juste ingurgité, trop accaparé par ses pensées.
— Je pense qu’il était en colère, fit le flic. En rage qu’on le dérange dans son travail. Ah, tu as vu ce que je suis en train de faire ? Tu veux crier ? Je te garantis que tu vas trouver le silence…
— La terre sur les yeux, dans la gorge…
Sharko acquiesça.
— Je vais t’apprendre à te taire. Chénaix dit que la terre a été introduite dans la gorge après la mort. Le tueur n’a exprimé aucun remords, il a pris son temps pour transporter les corps et les éloigner du lieu du crime.
Lucie mangeait plus lentement, elle n’avait pas vraiment faim.
— Et les cadavres de l’étang ?
Sharko s’essuya les lèvres et balança sa serviette sur la table.
— Chénaix a fait venir un anthropologue à l’IML. Il était dessus et va y passer la nuit. Je vais faire un détour par là-bas demain matin, à la première heure.
Lucie essayait de faire le point dans sa tête. Déjà ça moulinait là-dedans, et la nuit promettait d’être houleuse : le sommeil venait toujours difficilement quand la flic faisait tourner des questions en boucle sous son crâne.
Sharko l’interrompit dans ses pensées.
— Il y avait aussi ces odeurs dans la forêt. La menthe… J’ai du mal à faire le lien.
— Ce n’est que le commencement, Franck. On ne peut pas aller plus vite que la musique.
— C’est pour ça que des gens meurent.
Lucie se leva et débarrassa la table. Puis elle vint enlacer Sharko par-derrière. Il avait le corps raide et noué, bien plus que d’habitude. Sa carcasse était coulée dans l’acier. Même les plus solides armures finissent par se fendre. Trop de tarés peuplaient cette planète. Leur combat n’avait plus beaucoup de sens, Sharko le savait.
Et pourtant, ils recommençaient, enquête après enquête.
Juste parce que c’était leur job.
Et qu’ils étaient faits pour ça.
[22]
Mardi 26 novembre 2013
Amandine se réveilla en sursaut, comme lorsqu’on sort d’un cauchemar.
Une connexion venait de s’établir dans sa tête.
Il était presque 7 heures du matin. Elle sauta du lit et vérifia ses messages sur son téléphone portable posé juste à côté. Il y avait un SMS de Johan datant d’une vingtaine de minutes : « Ça se complique. Essaie de trouver La Voix du Nord… »
Bille en tête, elle se précipita vers le salon où elle avait laissé son carnet. Elle retrouva les notes qu’elle avait prises concernant Jean-Paul Buisson. Elle relut chaque ligne puis fixa son regard sur le rendez-vous du retraité avec son fils greffier : ils avaient déjeuné au Palais de justice. Elle tourna quelques pages. Dans son interrogatoire, l’autre malade de Lariboisière, Théo Durieux, avait signalé être comptable au 36, quai des Orfèvres. Or, le 36 était le voisin immédiat du Palais de justice.
Elle jeta un œil sur Internet. D’après les quelques photos et les explications, les prévenus et le personnel pouvaient même passer de l’un à l’autre par de longs couloirs. Il y avait sans doute une piste à explorer de ce côté-là.
Amandine enfila un pantalon en similicuir gris, un sweat assorti, avala ses médicaments et donna un coup de fil à Jean-Paul Buisson. Le retraité grogna un peu qu’elle le réveille ainsi, à l’hôpital, mais Amandine avait besoin de quelques précisions. Tout d’abord, son fils greffier était-il grippé ? Malade ? Aux dernières nouvelles, qui dataient de la veille, Buisson lui répondit que non.
La jeune femme lui demanda ensuite des éclaircissements au sujet de la rencontre avec son fils au Palais de justice. Buisson expliqua qu’il avait d’abord prévu d’aller dans un restaurant du 1er arrondissement, mais qu’ils avaient finalement déjeuné dans le restaurant du Palais, parce que son fils était bloqué par une affaire. De fait, ils s’étaient donné rendez-vous sur les marches, côté place Dauphine, et avaient pris leur repas dans ce qui servait de cantine aux flics, aux avocats et à tout ce petit monde judiciaire. Puis ils s’étaient quittés et ne s’étaient pas revus depuis.
Elle le remercia et raccrocha, pensive. C’était peut-être entre les murs du Palais que Buisson et Durieux avaient tous deux rencontré le patient zéro sans s’en rendre compte. Ça ne coûtait rien d’aller poser quelques questions dans le service administratif de Théo Durieux, au Quai des Orfèvres, puis d’essayer de rencontrer le fils de Buisson avant d’entamer sa journée à l’Institut Pasteur.
Phong arriva derrière elle, l’enlaçant avec douceur.
— Déjà sur le pont, ma puce ?
— J’ai peut-être une piste.
— L’une de ces illuminations nocturnes dont tu as le secret ? C’est quoi ?
— Je te dirai si ça se confirme.
Elle piqua une pomme bio dans la corbeille à fruits, prit son sac dans lequel elle mit sa tablette numérique et embrassa Phong sur la joue.
— Et ne fais plus la bêtise d’hier, d’accord ? Si t’as besoin de sortir pour trouver quelque chose, tu me le dis.
— Bien, chef.
Il enfila un masque et l’accompagna jusqu’à la porte. Il lui fit signe longtemps à travers le rétroviseur, avant de rentrer dans sa prison de verre. Amandine détestait ces moments où elle avait l’impression d’abandonner Phong.
Quelques minutes plus tard, elle se gara à proximité de la station de métro et attrapa la ligne 9. Il y avait quelques perturbations à cause des mouvements de grève sur les lignes C et A du RER. Comme toujours, on la regarda avec curiosité dans la rame. Son teint d’albâtre, sa protection sur le visage, sa coupe militaire. On devait la prendre au mieux pour une malade atteinte d’une pathologie gravissime et incurable, au pire pour une espèce de junkie.
Assise dans un coin, elle gardait les yeux baissés, ses mains désinfectées parcourant l’écran de sa tablette. Sur le site de La Voix du Nord, elle s’abonna et téléchargea le journal du jour.
Des gens toussaient. La plupart mettaient leur main devant la bouche, poliment, puis les posaient ensuite sur les barres, les sièges, les poignées de porte. Certains virus comme la grippe pouvaient vivre largement plus que vingt-quatre heures sur de l’inox. Les microbes se répandaient partout, transitaient d’un individu à l’autre, s’insinuaient dans les fosses nasales, arrivaient aux poumons, puis au sang. Rien ne pouvait les empêcher de se propager. Il y avait, rien que dans la rame, des millions de fois plus de micro-organismes que d’humains sur Terre.
Amandine parcourut les pages du journal. Grèves, revendications, conflits politiques, le pain quotidien d’un automne en France. Elle s’arrêta à la page 9, interloquée. On voyait un cygne mort sur une étendue d’eau. Et un titre, terrible : « Soupçons de grippe H5N1 dans le nord de la France ? »
La jeune femme se trouvait devant le fait accompli : il y avait eu une fuite, qui plus est dangereuse et mensongère, puisqu’on parlait de H5N1 et non de H1N1. Elle lut le papier avec attention. Le directeur du parc du Marquenterre avait été interrogé, il n’avait pu nier la présence des scientifiques de l’Institut Pasteur qui avaient demandé la fermeture du parc. Plus loin, un dirigeant de l’IVE, questionné par le journaliste, tentait de désamorcer la situation : non, il ne s’agissait surtout pas de H5N1, des analyses étaient en cours à l’Institut Pasteur à Paris, mais dans tous les cas, il n’y avait absolument aucune inquiétude à avoir. À la question « Y a-t-il eu d’autres cas d’oiseaux morts recensés ? », le responsable répondait : « Aucun à ma connaissance ». Et pourtant, juste en dessous, le journaliste parlait de trois autres cygnes retrouvés morts en Belgique, supposant qu’il y en avait peut-être eu ailleurs en Europe. Évidemment, il amplifiait les choses en disant que les oiseaux étaient en pleine migration et que, s’ils portaient un virus, ce dernier pourrait se diffuser très rapidement sur l’ensemble de l’Europe.