Cet article avait tout du scénario de film catastrophe et pouvait embraser l’imaginaire collectif. Amandine en resta bouche bée. Comment le journaliste avait-il pu être au courant aussi vite ? Impossible, également, de savoir que des cygnes allaient mourir dans le Marquenterre. Amandine ne voyait qu’une possibilité : quelqu’un de la réserve avait prévenu un journaliste avant ou après leur intervention.
Elle éteignit sa tablette et la mit dans son sac. C’était catastrophique. La presse ne les lâcherait pas, allait attendre les résultats, demander des explications. S’ils étaient informés pour les cygnes, ils ne tarderaient pas à savoir pour les cas humains. Le ministre de la Santé, les instances politiques ainsi que l’OMS allaient être obligés de communiquer de façon officielle.
La jeune scientifique se leva et sortit. Il fallait changer de ligne. Ne toucher à rien, ne pas regarder les gens en face, avancer la tête baissée. Être inexistante, juste un fantôme qui ne voulait surtout pas d’ennuis ni engager une conversation ou aider un touriste à trouver son chemin. Limiter au maximum les échanges biologiques.
Après quelques arrêts, elle descendit à la station Cité, ligne 4. Vite, déguerpir des tunnels couleur gris acier, qui ressemblaient aux coursives d’un paquebot. Les micro-organismes devaient y circuler comme sur un boulevard. Elle remonta à l’air libre où elle put enfin se libérer de son masque. Il était 8 h 15.
Elle envoya un SMS à Johan : « C’est dingue cet article. De mon côté, j’ai peut-être une piste, je te tiens au jus. » Puis elle traversa le boulevard du Palais à grandes enjambées et utilisa une nouvelle protection respiratoire. La liberté avait été de courte durée.
Elle se présenta devant le poste de garde du 36, quai des Orfèvres, montra sa carte professionnelle : elle avait besoin de se rendre aux services administratifs pour poser quelques questions sur l’un des employés, Théo Durieux. Elle demanda, comme contact, son responsable direct.
Le planton fit une recherche, passa un coup de fil et revint vers elle. Gabin Coudrier, le chef en question, l’attendait au premier étage.
Avant d’entrer, Amandine enfila une paire de gants en latex transparents et jeta un œil alentour. Ça bouillonnait. Des voitures de police, des fourgons allaient et venaient ; des dizaines de personnes s’orientaient vers l’immense Palais de justice, juste à côté ; des flics regagnaient leur service.
Elle pénétra dans l’une des ailes latérales du bâtiment. Ça lui faisait drôle d’être ici, dans cet endroit mythique où l’on traitait les plus grandes affaires criminelles. Pourtant, plus elle avançait sur les marches en vieux bois, plus une impression désagréable grandissait en elle. Elle voyait de grands écussons accrochés ou peints sur les murs, un tigre noir sur fond blanc en souvenir de Georges Clemenceau.
Gabin Coudrier l’attendait, la main tendue, au début d’un couloir qui partait sur la droite. Elle lui montra la sienne, gantée, et évita le contact.
— Je suis Amandine Guérin, je travaille à l’Institut Pasteur. Hier après-midi, j’ai rencontré l’un de vos employés à l’hôpital, Théo Durieux, qui a contracté un virus de grippe particulièrement mauvais.
— Je sais, oui. Sa femme m’a prévenu qu’il allait mal il y a deux jours. C’est grave, ce qu’il a ?
— Assez, surtout parce qu’il est asthmatique, et que ça complique tout. J’essaie de comprendre où et comment il a pu attraper la grippe. J’aimerais savoir, dans un premier temps, si vous avez recensé d’autres cas. D’autres personnes absentes, ou qui présenteraient des…
— Il n’y a que ça, des absents. Rien que dans mon équipe, il manque trois employés. Et, à ce que j’ai cru comprendre, on n’est pas le seul service concerné.
Amandine était suspendue à ses lèvres. Coudrier ajouta d’une voix blanche :
— Ça tombe bien que vous soyez là. Parce qu’on dirait que c’est l’hécatombe, ici.
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Vingt-quatre kilomètres de couloirs, des milliers de portes, des centaines de bureaux. Le Palais de justice de Paris était un Titanic terrestre qui brassait, en moyenne, quinze mille personnes par jour : l’équivalent d’une petite ville.
Pendant plus d’une heure, après ce qu’elle avait appris au 36, Amandine avait couru dans une partie de ce labyrinthe, montant aux étages, frappant aux portes au hasard. Elle avait presque systématiquement fait chou blanc. Pas de malades. Mais, ici ou là, elle avait appris qu’un avocat avait été grippé, qu’une autre personne était en congé de maladie depuis le début du week-end. Des cas essaimés, mais qui existaient bel et bien.
La jeune femme réfléchissait, allant et venant devant les grilles du Palais où elle attendait Johan et Alexandre Jacob. Face à elle, des véhicules de gendarmerie étaient alignés les uns derrière les autres. Elle voyait tous ces gens qui entraient et sortaient, se dispersaient dans les méandres de la capitale, touchaient, respiraient, échangeaient leurs microbes. Elle en eut une suée. Peut-être qu’en ce moment le virus jouait à saute-mouton. Quant aux oiseaux migrateurs… ils avaient dû se disperser un peu partout, atterrir sur des étangs naturels ou artificiels, s’approcher de zones habitées ou d’autres animaux sauvages. Des gens possédaient parfois de petits étangs chez eux où ils accueillaient les migrateurs et les nourrissaient. Par le biais de leurs plumes, de leurs déjections, de l’eau sur laquelle les oiseaux se posaient, ceux-ci entraient en contact avec les hommes…
Bon Dieu.
Elle aperçut enfin ses deux collègues. Ils traversèrent le boulevard et la rejoignirent. Jacob était sur les dents.
— Combien de cas ?
Les trois scientifiques se dirigèrent vers les marches du Palais et se mirent à l’écart, sur la partie droite devant l’entrée. Amandine baissa son masque. Les deux autres l’avaient autour du cou, retenu par un élastique.
— Préfecture de police touchée, services judiciaires aussi. Rien qu’au Quai des Orfèvres, sur les trois cents personnes que comptent la Criminelle, les Stupéfiants, la Brigade rapide d’intervention et l’état-major, on recense trente et une personnes qui ne sont pas venues travailler.
Jacob mit une main sur son front.
— Ce n’est pas possible ! Ça pourrait être la grippe saisonnière, non ?
— Oui, mais douze malades vendredi, sept samedi, et le reste lundi… c’est trop énorme, aussi. D’après les ressources humaines, tous ont donné le même motif : la grippe.
— De nouveaux cas entre hier et aujourd’hui ?
— Trois autres ne sont pas venus ce matin. Ça porte l’ensemble à trente-quatre.
— Plus de 10 % des effectifs en quelques jours. C’est pas vrai…
Les trois se regardèrent gravement.
— On arrête les chaînes de production à 3 % d’absentéisme dans les usines automobiles, fit Jacob. Ici, chez les fonctionnaires, la désorganisation n’est pas loin. L’absentéisme va encore s’accroître. Les malades ne vont pas revenir, le nombre de nouveaux cas secondaires risque d’aller crescendo si le virus se transmet aussi facilement qu’on le pense. Ça risque de méchamment partir en sucette chez les fonctionnaires de police et le personnel qui travaille dans l’enceinte du Palais de justice.